Art et consommation culturelle
Dans la société post-soixantehuitarde, l’art connaît une certaine vogue : sous la forme de la consommation culturelle, il s’inscrit dans un mouvement général de développement et d’approfondissement du rapport à la nature intérieure. Ce développement, en même temps qu’il est un signe des progrès de l’individualisation dans la communauté du capital, est également le produit de la crise croissante de rapport à la nature extérieure dans le travail. En quelque sorte, l’intérêt toujours moindre que l’individu porte à son travail est « compensé » par le développement de ses activités «personnelles» en rapport avec sa nature intérieure. Cela recouvre aussi bien la consommation culturelle que la mode du bien-être corporel, le goût du jeu ou le repli sur la famille.
A ce titre, la consommation culturelle n’est pas un centre d’intérêt primordial pour la théorie communiste. Nous avons expliqué pourquoi dans « Crise et Communisme ». Cependant, et outre le fait que rien n’est par principe en dehors du champ de la théorie, le statut particulier de l’art dans l’histoire fait que celui-ci jouit encore d’un prestige assez grand. Au point que, par exemple, certains veuillent établir un rapport de parenté entre lui et la théorie communiste. N’étant pas, par définition, travail, l’art se voit attribuer un statut qui lui permettrait de percevoir et d’exprimer, à sa façon propre, le mouvement de l’humanité vers le communisme.
« L’art a laissé le projet d’une activité productrice cohérente et libre qui s’étendrait à tous les aspects de la vie sociale et individuelle », écrit par exemple F. Pagnon dans En évoquant Wagner (Champ Libre). Ce livre, qui veut réhabiliter le contenu critique de l’art classique contre la consommation culturelle dominante, est en fait un produit de cette dernière, qu’il cherche seulement à radicaliser, à purifier de ses mauvais aspects. La radicalisation en question consiste à mettre en évidence un mouvement vers le communisme qui aurait caractérisé l’art jusqu’à son «auto-suppression». A ce titre, parce qu’il repose sur une certaine conception de l’art en même temps que de la théorie communiste, ce livre a été pour nous l’occasion de préciser plusieurs points sur la question du rapport entre les deux.
La démarche d’ensemble du livre est la suivante :
Sur la base d’une critique de la musique de masse et de la consommation culturelle à laquelle est livrée la musique classique, F.P. affirme le contenu critique de la musique et de l’art classiques. Le contenu critique de cet art (l’art occidental de la période moderne) a été tel qu’il a amené l’art à se nier lui-même, en tant qu’activité séparée et trop limitée pour pouvoir s’inscrire dans le projet communiste que pourtant il aurait découvert sur ses propres bases. Le prolétariat révolutionnaire est alors posé comme étant le sujet historiquement désigné pour « réaliser » le contenu critique de l’art. Le cas de Wagner est pris en considération particulière en ce qu’il est le premier compositeur à avoir atteint les limites de la musique tonale.
Il ressort des raisonnements de F.P. que ce qu’il dit de la musique vaut pour l’art en général. Cela nous paraît légitime, et nous ferons de même dans ce qui suit. Qu’il soit donc entendu que, si les exemples que nous prenons proviennent de la sphère de la musique, notre critique s’applique à l’ensemble des disciplines artistiques.
Dans les conditions sociales actuelles, dit F.P., la production musicale et le rapport aux oeuvres classiques n’ont aucun contenu critique. D’une part, la production musicale de masse ne fait que rabâcher les formules rythmiques et harmoniques du siècle dernier. D’autre part, le rapport aux œuvres du passé vide celles-ci de leur contenu critique en ce qu’il les sépare de leur contenu historique. Ainsi, dit F.P., la musique aujourd’hui a pour seul contenu la contemplation narcissique de l’auditeur, qui trouve dans ses goûts le critère de son audition et dans leur satisfaction la confirmation de sa petite personnalité. En affirmant ses goûts, le consommateur culturel n’affirmerait que sa passivité vis-à-vis de l’œuvre. Son rapport aux œuvres est un rapport de sélection : telle œuvre me confirme dans mes goûts, et je l’adopte ; telle autre est étrangère à mes goûts, et je la rejette. Les discussions culturelles qui s’ensuivent sont aussi oiseuses qu’interminables, n’étant que la confrontation de catalogues des goûts et des œuvres qui leur correspondent.
Sur la base de cette critique de la consommation culturelle, F.P. considère le rapport dominant actuel à la totalité de la production artistique historique comme « réifié », « spectaculaire » et totalement sans intérêt. Et il affirme que la vie critique de l’art classique ne peut pas être restituée sans « se consacrer au labeur nécessité par une connaissance réelle », c’est-à-dire historique, des œuvres (p. 7). Affirmation qui critique à juste titre la passivité de l’audition actuelle, mais qui laisse aussi perplexe sur la validité contemporaine du message critique de l’art classique, « d’autant plus que cet effort… est rendu impossible par toute l’organisation sociale et les modes d’existence prolétarisée qu’elle impose », comme le dit aussitôt F.P. lui-même. Quel peut être, pour nous, l’intérêt critique de l’art si les conditions sociales interdisent la manifestation de cette critique ? Et en effet, on verra plus loin que le contenu critique de l’art classique est occulté dans les conditions sociales actuelles, mais que c’est parce que, par essence, il ne les critique pas dans leur spécificité.
Ce problème en cache un autre. Si on partage la hargne de F.P. contre les prétentions de la consommation culturelle, il semble aussi qu’à trop vouloir montrer que ce labeur est le seul rapport correct à l’art, F.P. dénonce plus les limites de la consommation culturelle qu’il n’explique la force de celle-ci et, finalement, les raisons de son succès et de sa reproduction élargie. Car si la consommation culturelle appartient bien sans ambiguïté au monde du capital, celui-ci n’est pas le résultat d’une pure manipulation spectaculaire. On ne peut attribuer à un capital machiavélique les raisons de sa survie. Celles-ci sont plutôt à rechercher dans sa nature de rapport social qui, malgré ses énormes contradictions, constitue encore un mode possible de la subjectivité humaine. Il ne s’agit pas ici de justifier le capital, mais de le comprendre.
Ainsi, dans le cas de la consommation culturelle : si celle-ci correspond en effet à ce que F.P. appelle la mauvaise individualité, il faut voir cependant que l’individualisation (contradictoire) dont est porteur le rapport social capitaliste implique, en même temps qu’une dépossession croissante, une universalisation et une libération de l’individu, et donc aussi de ses goûts et de ses connaissances. A ne voir que le mauvais côté de ce mouvement, on s’empêche de comprendre son principe et sa nature fondamentalement contradictoire, et finalement la possibilité de son dépassement. Si un amateur de musique classique est incapable d’appréhender le contenu critique d’une symphonie de Beethoven, c’est qu’il vit à une époque où l’oreille a déjà dépassé le stade beethovenien du matériau musical. La banalisation de la musique de Beethoven fait que, pour lui, cette musique n’a plus la vie qu’elle avait à l’époque de sa composition. Mais cela indique aussi que, malgré sa passivité, son oreille est plus universelle qu’à cette époque. Elle est libérée des limites qui existaient alors — même si cette libération est aussi une perte.
Il y a là une analogie réelle avec les progrès (contradictoires, faut-il le répéter) que représente historiquement le travail salarié, qui individualise et universalise le prolétaire en le libérant des cadres étriqués du travail corporatif. Dire que la consommation culturelle est purement réifiée, c’est la même chose que de dire que le prolétaire n’est absolument pas subjectif dans son travail. C’est remplacer la contradiction interne du sujet par une manipulation toute puissante dont il serait l’objet de la part des «puissances spectaculaires». L’horrible confusionnisme et la passivité de la consommation culturelle n’empêchent pas que celle-ci met l’individu en rapport avec la totalité des productions sensibles de l’histoire, qu’il intègre à son monde, même si c’est au prix d’un appauvrissement certain.
Autrement dit, les sens humains sont plus humains dans le capital qu’ils ne l’étaient auparavant, mais ils le sont de façon plus contradictoire. L’oreille occidentale moderne entend une musique infiniment plus universelle qu’il y a trois siècles, même si son écoute s’est dégradée d’un autre point de vue. Le conformisme du bon goût classique a fait place à l’éclectisme du «à chacun son goût»; et il est aussi faux de faire l’apologie unilatérale de ce progrès, comme le fait la racaille cultureuse, que de l’ignorer. Autrement dit encore, la consommation culturelle reproduit, à un niveau supérieur, la contradiction que F.P. admet dans l’art classique, en tant que celui-ci enrichit l’homme tout en lui faisant reproduire la dépossession qui est à l’oeuvre dans toute activité séparée — en l’occurrence séparée des conditions fondamentales de la reproduction sociale.
Cela dit, considérons l’autre type de rapport à l’art : « Les produits de l’art ancien peuvent devenir initiateurs de la conscience critique, à condition toutefois de les rendre à leur dimension historique », écrit F.P. (p. 19). Cette assertion ne repose pas seulement sur une certaine analyse de l’art, mais comporte également des implications sur la nature de la révolution communiste, et c’est ce qui fait l’intérêt de En évoquant Wagner.
On discutera plus loin de la notion de « conscience critique ». Pour l’instant, comprenons que l’art ancien peut être initiateur de la conscience critique parce qu’il est lui-même critique — non sans ambiguïté : « De par son essence, l’art possède une nature double : il critique la société et ébauche la théorie d’une vie autre, mais il justifie simultanément le système social en se prétendant l’utopie enfin réalisée, transcendante et idéale, qui devrait transfigurer la réalité empirique et consoler ses malheureux habitants » (p. 25). F.P. insiste à juste titre, par ailleurs, sur le fait que ce n’est pas dans le discours rationnel de leur éventuel argument que les œuvres musicales sont critiques, mais dans leur rapport au matériau musical, qui cristallise à un moment donné l’évolution de l’oreille humaine, et dans le procès formel auquel il le soumet. C’est en écrivant sa musique, et non ses livrets, que Wagner est principalement critique.
«La destruction violente des formes réifiées anime l’ensemble de l’art spécifique à la période bourgeoise, à commencer par Beethoven, dont les derniers quatuors et sonates désintègrent le matériau» (p. 71). Le contenu critique de l’art vient ainsi de ce qu’il s’oppose aux « formes réifiées (qui) se vident de leur contenu et se séparent de la vie historique qui les a enfantées, s’opposant à l’histoire par leur inertie et se remplissant de fausse conscience» (p. 70). Mais bien qu’il ait insisté sur le fait qu’il fallait prendre l’art dans l’unité de sa tendance critique et de sa tendance conservatrice, F.P. nous parle ici de 1′ « ensemble » de l’art de l’époque bourgeoise comme étant critique. Ce qui signifie qu’il tient comme extérieur à l’art «vrai» toute cette activité de plagiat, de répétition, d’acceptation des formes sclérosées qui pourtant n’a pas manqué, à l’époque bourgeoise comme avant. La critique de cette réification est absolument légitime, jusqu’au point où, implicitement, on comprend qu’elle n’appartient pas à l’art.
Autrement dit, F.P. limite sa définition de l’art musical à l’œuvre qui fait effectivement entendre la dissonance avant de revenir — éventuellement — à la consonance, au lieu de l’élargir à la totalité de l’activité sensible qui reproduit le matériau.
Le fait que F.P. n’applique pas véritablement sa définition de l’ambiguïté de l’art est corollaire de sa vision trop unilatérale de la consommation culturelle. De même que celle-ci serait totalement réifiée, de même inversement l’art de l’époque bourgeoise serait entièrement critique.
Un tel schématisme repose sur l’idée aujourd’hui répandue que l’art est mort. Or, si l’on définit l’art comme activité sensible séparée, comme production/reproduction des sens humains dans la séparation, l’art n’est pas mort, comme en témoigne d’ailleurs le dynamisme du marché culturel. La thèse qui soutient que l’art est mort repose sur une apologie implicite de l’art classique, dont la dynamique éventuellement critique est en effet épuisée. Mais la confusion des deux niveaux (l’art en tant que critique et l’art en tant qu’activité sensible séparée) occulte le fait que l’humanité prolétarisée continue d’avoir une activité sensible séparée et que celle-ci n’est autre que l’art dans sa spécificité actuelle. Il s’agit de comprendre comment et pourquoi l’art classique, avec ses vertus critiques éventuelles, s’est éteint et a laissé place à la consommation et à la production culturelles actuelles. Le fait que celles-ci n’aient aucun contenu critique ne signifie pas que l’art est mort, parce que l’art n’est pas critique par essence.
Quant à la mort de l’art, elle ne sera réalisée que par la praxis, en tant que celle-ci abolira la séparation de l’activité des sens (de toute activité) d’avec la reproduction sociale universelle, en tant que l’activité des sens y deviendra directement production de socialité. A ce titre, aucune forme traditionnelle réifiée ne viendra entraver la production sensible, car la communauté humaine ne produira pas tant une musique, une peinture que le rapport social qui crée, consciemment, l’oreille et l’œil de cette musique et de cette peinture.
C’est la nature séparée de l’activité des sens dans l’aliénation qui impose la reproduction des formes traditionnelles. Certes, l’art produit les sens de l’homme, mais non pas en tant qu’ils sont humains et sociaux, mais en tant qu’ils deviennent humains dans la séparation d’avec leur présupposition sociale fondamentale (l’exploitation du travail). A ce titre, il peut critiquer telle forme de la séparation, mais il ne peut critiquer la séparation elle-même : il en est le mouvement même. (De la même façon, le travail ne peut pas se critiquer lui-même en tant qu’activité objective-en-soi ; seul le prolétariat peut le faire, en tant qu’il est classe du travail et de la séparation d’avec le travail, classe dissolution des classes.)
Dire que l’art reproduit la séparation qui le présuppose, c’est dire autrement qu’il ne peut pas ne pas respecter les traditions de son époque. Car celles-ci sont le gage de son intelligibilité dans la séparation. Par exemple, l’oreille prolétaire a besoin de la tonalité pour que les sons aient un sens malgré le caractère séparé de l’écoute. Bien sûr, ce respect des traditions n’a pas besoin d’ère absolu et c’est alors, dans l’œuvre qui fait évoluer le matériau, que l’on a un art en mouvement, et par là même critique de son propre passé. Mais l’art n’est pas nécessairement en mouvement. L’art primitif, par exemple, est de l’art au plein sens du terme : il est l’activité des sens primitifs, dont l’immobilisme correspond à celui des sociétés les plus archaïques.
L’artiste qui veut dire quelque chose par le truchement de la musique ne peut pas ne pas reproduire l’oreille telle qu’elle existe. Il peut la faire évoluer, mais il ne peut pas rompre avec elle. Les œuvres d’avant-garde actuelles, qui remplacent la norme de la tonalité par une autre arbitrairement choisie par l’auteur, sont nécessairement condamnées à la confidentialité. Et cela non pas parce qu’elles seraient excessivement critiques, mais parce que ce remplacement n’est pas une critique de la tonalité. Le matériau forgé pour l’occasion par l’auteur ne correspond simplement pas à ce qu’est de façon générale l’oreille humaine actuelle. Car la tonalité tempérée est, actuellement, la forme la plus universelle de l’oreille. Et les auteurs qui travaillent encore avec ce matériau sont naturellement à même de communiquer beaucoup plus largement. Ce qui n’empêche pas qu’ils ne puissent plus rien dire de critique, parce que les possibilités d’évolution interne de la tonalité sont désormais épuisées.
Le double aspect de l’art se comprend mieux si, le rattachant à son inévitable présupposition d’aliénation, on cherche à appréhender son mouvement dans la succession historique des modes de production. Avant cela, il faut également s’entendre sur la source subjective de l’art. F.P. a raison de dire que celle-ci n’est pas l’individu contingent, mais qu’à travers lui, c’est la société qui s’exprime. Mais qu’est-ce que l’expression d’une société divisée en classes antagoniques ? C’est l’expression de sa classe dominante.
Dans la société divisée en classes, c’est la classe qui ne travaille pas qui est par définition celle de la jouissance, et donc entre autres du jeu des sens. Il est vrai que la classe de la propriété spécifiquement capitaliste (celle de la domination réelle du capital) fait preuve d’une bien piètre capacité de jouissance. Nous verrons plus loin pourquoi. Mais dans le cas général, si l’on considère les modes de production dans la perspective de leur succession, on voit que les progrès du procès historique du travail, tel qu’il est exploité par la classe dominante et en contradiction avec elle, ne reproduisent cette classe dans la jouissance de ses prérogatives qu’en produisant peu à peu les bases d’une nouvelle classe dominante, adaptée au degré atteint par les forces productives. Cette nouvelle classe dominante, qui se forme d’abord au sein de l’autre de façon imperceptible, puis de façon de plus en plus distincte et antagonique, est quant à elle porteuse d’une sensibilité qui exprime le devenir qu’elle représente sur la base du passé dont elle est issue. Et c’est elle qui représente le devenir humain des sens, sur la base des progrès de la richesse et de l’individualisation.
Autrement dit : pour autant qu’un mode de production porte toujours en lui les germes du mode de production qui va le renverser, la sensibilité humaine ne s’est développée dans l’aliénation qu’en reproduisant les formes du passé, qu’elle ne pouvait faire évoluer que marginalement. Quant à la propriété spécifiquement capitaliste, elle se contente de reproduire ces formes sans évolution : matérialisant l’absence d’au-delà aliéné au capitalisme, sa sensibilité ne s’enrichit que par le syncrétisme de toutes les formes historiques de la séparation des sens.
C’est bien sûr dans le passage de la féodalité au M.P.C. définitivement établi sur ses propres bases (après 1914) que ce double mouvement est le plus dynamique, et c’est ce qui fait la richesse unique de la production artistique de cette relativement brève période. La rapidité de l’évolution sociale fait qu’alors effectivement le phénomène de répétition peut très vite devenir une entrave intolérable. Mais je pense avoir montré qu’il n’en est pas moins inscrit par essence dans cet art extrêmement évolutif.
Ces quelques précisions permettent de remettre en perspective certains points abordés par F.P.
Dans tout le mouvement de la musique occidentale jusqu’à la nouvelle école de Vienne exclue, le recours croissant à l’ambiguïté harmonique et à la dissonance n’empêche pas qu’en fin de compte chaque œuvre conclue sur l’affirmation de la tonalité et de la consonance. F.P. caractérise ce mouvement progressif comme celui de l’émergence de la subjectivité critique contre l’autoritarisme du matériau. Et corollairement, on comprend que l’affirmation de la consonance tonale qui conclut l’œuvre appartient au mauvais côté de l’art, à sa fonction réactionnaire d’illusion et de consolation. En fait, la subjectivité qui est à l’œuvre dans la musique ne se divise pas de façon aussi dualiste. L’affirmation de la tonalité n’est pas réactionnaire de façon univoque, s’il est vrai qu’elle est toujours la marque de la reproduction de l’art comme sphère séparée et, par-delà l’art, de celle de l’aliénation en général. La tonalité que l’œuvre finit par affirmer n’est pas la même selon que l’œuvre a parcouru un cycle harmonique long ou court. Dans le premier cas, ce qui précède l’accord final implique qu’il doit être compris comme beaucoup plus riche de potentialités, plus universel que dans le second cas. Le même accord final ne dit pas la même chose selon qu’il conclue une œuvre de Wagner ou du 18e siècle. Et dans le cas de Wagner, cet accord ne marque pas simplement la régression, mais aussi une victoire (peut-être ambiguë) contre les tendances du matériau à la désagrégation. A ce titre, elle marque une victoire de l’art.
Et une victoire de l’art, c’est aussi, par essence, une victoire de l’aliénation. Il ne faut pas demander à l’art de critiquer l’aliénation en tant que telle ; mais cela n’exclut pas que l’art ait été progressif : l’aliénation aussi l’a été. Ainsi, la conclusion consonante d’une œuvre qui a fait entendre la dissonance ne signifie pas de façon univoque la soumission de l’art, elle marque aussi l’affirmation de l’art contre les entraves qui ont, à un certain stade, limité son déploiement. Elle marque, ou peut marquer, dans l’art, la victoire d’un passage à un stade supérieur de l’aliénation. Car la tonalité n’est pas simplement le côté conservateur de la musique, elle est aussi le gage de son existence en tant qu’art, de son « audibilité séparée ». La musique a besoin de la tonalité pour rester un véhicule de la conscience dans sa forme sensible séparée. L’échec de la musique sérielle, son «aspiration vers le silence», sont révélateurs à cet égard.
L’aboutissement au silence de la musique post-tonale, typifié par Webern, est présenté par F.P. comme la preuve de la force subjective et critique de la musique. On pourrait tout aussi bien dire qu’il manifeste sa faiblesse. Au lieu de dire que l’art se nie lui-même devant les exigences critiques qui lui seraient inhérentes, il faut plutôt comprendre qu’il épuise son matériau, épuisement dont les soubresauts dodécaphoniques, pour héroïques qu’ils soient, ne dépassent nullement les limites: ils les effectuent. Car qu’est-ce que l’auto-négation de l’art si ce n’est le dépassement de ces limites ? Or, F.P. a montré que la victoire que la musique post-tonale a remportée sur les limites du matériau tonal est une victoire à la Pyrrhus : aspirée vers le silence, cette musique ne peut rien dire de son propre dépassement.
D’autre part, si l’on admet que l’art n’est pas nécessairement critique, que l’épuisement de son matériau n’implique pas forcément l’arrêt de toute production sensible séparée, autrement dit que la société actuelle produit de l’art immobile de la même façon qu’elle se nourrit de la décomposition de la conscience religieuse, alors la fin de la musique tonale critique et l’échec de l’école de Vienne apparaissent moins comme nous livrant au silence qu’au bruit affreux de la décomposition de toutes les musiques de l’histoire. Le silence, c’est celui de la musique en mouvement, vivante, et s’il est vrai que certains artistes ont eu l’honnêteté de s’y résigner, que cela a pu les amener à poser les vrais problèmes, il n’en reste pas moins que, en général, les artistes accepteront cette défaite pour devenir des producteurs salariés de musique morte. Cette production « spectaculaire » prolonge la tendance conservatrice de l’art, dont on a vu qu’elle était à l’œuvre à toutes les époques.
Le silence est donc plus le signe de l’épuisement de l’art et de son matériau que celui de sa négation. Si F.P. insiste sur l’idée de cette négation, c’est que son aspect actif lui permet d’affirmer que la critique artistique passe alors, de par sa propre dynamique, au plan supérieur de la « critique » communiste, révélant ainsi enfin ce qui aurait été, de tout temps, le noyau dur de la critique artistique. Cette optique ne va pas sans problèmes.
D’un côté, dit F.P., « l’art découvrit lui-même ce projet (communiste) sans qu’il lui soit imposé de l’extérieur, de par son propre mouvement d’auto-dépassement,.. » (p. 80). L’art, dit-il, « confronté aux exigences critiques qui lui sont immanentes, se détruisit en tant qu’illusion consolatrice ». Mais d’un autre côté, lorsqu’il nous montre cet auto-dépassement de plus près, F.P. écrit que « les dadaïstes n’acceptèrent plus une activité aussi contradictoire, où l’on pouvait être à la fois un artiste génial et un homme voué à une existence misérable ; vouée au mensonge et à l’inconscience. L’époque n’a pas laissé d’autre issue aux artistes que de devenir lucides » (p. 80).
Or, F.P. a montré un peu plus haut, et à juste titre, qu’un artiste pouvait être génial et inconscient. Mais de plus, si c’est sa condition physique et morale misérable qui contraint l’artiste à la lucidité, alors cela signifie que c’est le mouvement de prolétarisation de l’artiste qui l’amène à la lucidité, et non la logique interne de l’art. Bien sûr, les deux aspects ne sont pas indépendants. L’épuisement des possibilités du matériau artistique et la prolétarisation de l’artiste ne sont pas contemporains par hasard. L’artiste qui est réduit au silence est, de ce fait, en voie de prolétarisation ; mais celui qui poursuit dans la répétition l’est aussi. Et dans les deux cas, la critique qu’ils peuvent développer n’appartient plus au mouvement de l’art, qui est épuisé. Inversement, lorsque Webern amène sa musique au silence, c’est en amenant le silence dans sa musique, c’est en faisant de la musique : il ne nie pas l’art, mais tente de le reproduire à sa limite. L’art est-il capable d’aller de lui-même au-delà de ses propres limites, ou bien est-ce le prolétariat qui, en tant que sujet du capital, impose l’extinction de la critique artistique dans le mouvement où il prolétarise toute la société ? Il s’agit de déterminer où se situe la dynamique subjective fondamentale.
Pour ce faire, je pense qu’il est utile de comprendre la spécificité de la bourgeoisie en tant que classe dominante car cela permettra de saisir la dernière phase historique de l’art vivant.
Ce qui caractérise la bourgeoisie, c’est qu’elle est la dernière classe dominante de l’histoire, et qu’elle ne peut donc engendrer en son sein aucune vision d’un stade supérieur de l’aliénation. A cela, il faut ajouter — et ce n’est pas indépendant — le fait que la propriété n’est pas l’élément dominant de sa caractérisation, mais que c’est la gestion, bientôt séparée de la propriété devenue anonyme, qui est de plus en plus sa justification. C’est pourquoi la conscience propre de cette classe est si platement positiviste : économie, psychologie. L’évolution qui mène de la propriété proprement dite à la gestion, et qui s’inscrit dans ce que Marx appelle le passage de la domination formelle à la domination réelle du capital, cette évolution est porteuse d’un certain réformisme qui, à sa façon, a produit une dynamique évidente dans la sphère de la conscience — aussi longtemps que celle-ci n’était pas purement bourgeoise. Dans le domaine de la religion, cette dynamique culmine à la Réforme. En philosophie, cela nous amène à Hegel. Et, sans doute parce que l’art n’exprime la conscience de soi de la société que par la médiation du rapport de l’homme à ses sens, c’est dans l’art que cette dynamique se prolonge le plus.
Le mouvement artistique du 19e siècle se caractérise entre autre par la rapidité de son évolution. Le rapport entre l’artiste et le bourgeois est également significatif. Non seulement le bourgeois fait preuve d’une indifférence souvent grossière vis-à-vis de la production artistique, mais aussi, du point de vue de l’artiste, cette indifférence signifie l’entrée de l’artiste sur le marché. L’artiste n’a plus de mécène qui l’entretient, et cette individualisation est le prélude nécessaire à sa prolétarisation. « A partir d’eux (les romantiques), l’artiste aspire à en finir avec son rôle de larbin de la classe dominante » parce que, inversement, cette classe dominante s’intéresse de moins en moins à l’artiste. Et si l’artiste « ne se contente plus de l’œuvre », c’est aussi parce que l’œuvre contente de moins en moins son commanditaire traditionnel (p. 82). Autrement dit, l’évolution artistique se fait dans le contexte d’une société qui devient étrangère à l’art, parce que la classe dominante n’y produit aucune vision de son propre devenir.
Bien entendu, cela ne remet pas en cause la force des artistes du 19e siècle, ni l’authenticité de leur production. Même si l’on doit garder à l’esprit que cette production comporte, comme aux autres époques, une masse importante de déchet, d’art « immobile », il n’y a pas à nier que, par exemple, la musique a connu un enrichissement et une universalisation sans précédent.
La possibilité, dans un tel contexte, d’une évolution aussi riche et aussi rapide réside sans doute dans l’autonomisation relative de l’art par rapport à la classe qui est par essence son commanditaire. En effet, le fait que l’art est en voie d’autonomisation supprime les barrières que son évolution trouvait auparavant dans la sensibilité sociale de la classe dominante (le bon goût), et qu’elle devait respecter sous peine de ne pas être reçue. Certes, le couple innovation/tradition reste une nécessité absolue, mais le premier terme, quand il est présent, peut être plus poussé. L’artiste « génial et méconnu » devient une figure type, et la formule de « l’art pour l’art » révèle ici son ambiguïté et sa nature de faux problème. C’est qu’avec le M.P.C., que la musique devienne dissonante ou qu’au contraire elle répète à l’infini les mêmes formules ne change à la limite rien pour le bourgeois. Pour celui-ci, puis pour le cadre, la musique devient de plus en plus une simple affaire de goût, et d’argent.
La force artistique de l’artiste du 19e siècle, c’est en quelque sorte d’être de plus en plus seul, libre et individualisé face à son matériau. Mais c’est en même temps sa faiblesse parce que, du point de vue artistique, cette liberté croissante signifie l’épuisement du matériau dans un mouvement où l’épanouissement de toutes ses potentialités a pour prix l’indifférence grandissante vis-à-vis de son contenu social. Jusqu’au point où la musique n’est plus qu’une affaire de goût individuel. Et où, pour cette raison même, une évolution du matériau musical au-delà de la tonalité est rendue impossible. Car la musique n’est plus l’expression sensible d’un rapport social nouveau qui se forme, mais la reproduction du sens auditif d’une société d’où le devenir humain ne pourra émerger que par l’abolition de toutes ses catégories. La tonalité, avons-nous dit, est la forme la plus universelle de l’écoute séparée — et l’écoute n’a jamais été aussi séparée. Cela signifie que le dépassement de la tonalité ne se fera pas en tant qu’art.
Il faut maintenant revenir au problème suivant : « l’art est mort », le communisme ne connaît pas l’art, et pourtant, dit F.P., l’art peut être initiateur de la conscience critique. Pourquoi F.P. donne-t-il à l’art un statut différent de celui d’un objet de connaissance historique (laquelle fait cependant partie de la théorie communiste) ou encore d’un objet de consommation (et dans ce cas, certes, la connaissance historique est un facteur du plaisir de l’écoute) ? La réponse vient sans doute du statut qu’il donne à la conscience critique elle-même.
Parlant de la musique de Webern, F,P. écrit qu’ «une telle musique, conduite au mutisme par le respect de la vérité, dit que tout est faux dans un monde faux, y compris la subjectivité, enfermée dans l’insignifiance présomptueuse de la mauvaise individualité» (p. 149). Cette critique que véhicule la musique de Webern est trop limitée, par rapport au projet communiste, pour n’être pas fausse en même temps. Car si un tel nihilisme est la vérité qu’il faut respecter, si tout est faux, si la subjectivité n’est que fausse, comment cette musique peut-elle émettre cette «lumière fascinante d’un monde en gestation» ? Et, en admettant qu’elle le fait, pourquoi faut-il alors qu’elle s’éteigne ?
C’est à ce point, où la radicalité de la critique a pour «preuve» le silence, que la critique révèle ses propres limites. La critique artistique — celle qui emprunte les formes de l’art — ne peut pas se placer du point de vue du dépassement de l’art, c’est-à-dire du communisme. La critique dit que le vieux monde s’effondre, elle dénonce les mécanismes de sa survie : c’est ce que dit l’épuisement du matériau. Mais pour dire en quoi cet effondrement peut engendrer la communauté humaine, l’art est impuissant. C’est bien ce que dit F.P. à partir de son analyse de la musique de Webern, et cependant il affirme que l’art peut être initiateur de la conscience critique communiste.
Or, il y a une différence fondamentale entre la « critique » communiste et la critique artistique, à la mesure où la subjectivité révolutionnaire du prolétariat se distingue qualitativement de celle des anciennes classes dominantes ascendantes : la première abolit positivement l’aliénation, tandis que la deuxième la reproduit à un niveau supérieur. Cette abolition, c’est l’auto-négation du prolétariat, et non son affirmation. C’est pourquoi sa conscience est nécessairement théorique, abstraite. Le but qu’elle assigne au sujet n’a aucune existence présente (le communisme n’existe pas au sein du capital, tandis que la bourgeoisie existait au sein de la féodalité). La critique ne suffit pas à la conscience du prolétariat révolutionnaire, parce que la révolution dont il est le sujet n’est pas affirmation, mais négation de soi. Et par essence, en tant qu’il ne peut critiquer qu’en reproduisant ce qu’il critique, l’art n’a pas une telle capacité d’abstraction.
Pour le meilleur et pour le pire, le prolétariat révolutionnaire n’est pas simplement critique, il est théorique. Il ne peut pas se contenter de dire l’éclatement de la contradiction (la sienne), mais doit et peut comprendre celui-ci du point de vue de son dépassement effectué. L’art ne peut pas dire le dépassement de l’art, pas plus que la philosophie ne peut dire son propre dépassement. C’est aussi pourquoi, malgré des apparences qui ont été suffisamment exploitées, la théorie communiste est en rupture profonde avec la philosophie. (Au contraire, la théorie inscrit sa propre disparition/dépassement dans le but qu’elle poursuit, en tant que celui-ci signifie l’abolition de toute séparation entre la conscience et la pratique.)
La vérité qu’expriment la musique atonale et son aboutissement au silence — et cette vérité est critique, en effet, — c’est qu’il n’y a pas de forme supérieure de l’aliénation. Mais elle ne dit rien de ce qu’il peut y avoir au-delà ; elle ne peut pas produire, en tant que musique, un sens à ce qui est pour elle une impasse. Silencieuse, elle n’émet pas la lumière d’un monde en gestation. Le contenu nihiliste que F.P. lui attribue est critique, sans doute, mais sa limite apparaît alors dans le fait qu’il participe aussi de cette idéologie de fin du monde courante dans les périodes de crise du capital, et particulièrement en ce moment. Aussi radical soit-il, l’art ne peut pas découvrir le projet communiste sur ses propres bases. Simplement, sa crise et sa « mort », l’impasse formelle aussi bien que la misère matérielle et morale peuvent amener certains artistes sur les positions du prolétariat révolutionnaire et — le cas échéant — faire de ces ex-artistes des théoriciens qui, naturellement, s’intéresseront en particulier au problème de l’art.
De façon plus générale, le contenu critique des œuvres classiques s’analyse de manière analogue. Ces œuvres disent le devenir perfectible de l’humanité, les limites et contradictions du stade actuel de ce devenir. Mais si, quant à elles, elles ne sont pas réduites au silence, si elles peuvent en effet dire ce devenir dans leur langage propre, c’est qu’elles ne le voient et ne peuvent le voir que, fondamentalement, dans les limites de l’aliénation. C’est là le sens, me semble-t-il, de la victoire renouvelée de la consonance dans ces œuvres. Le besoin qu’elles manifestent d’un monde meilleur est authentique, mais reste utopique, au mauvais sens du terme, en ce qu’il ne peut s’agir que de l’aliénation « purifiée » de ses mauvais côtés.
La critique qu’opéré l’art en mouvement, c’est toujours celle des limites qui entravent le déploiement des potentialités du matériau. Ce n’est pas celle de l’existence même de ce matériau. A travers elle, le sujet veut s’affirmer contre ces entraves. Quel peut alors être le rôle d’initiateur de l’art, dans les conditions de la révolution communiste ? Ce rôle n’existe que si l’on conçoit la révolution communiste comme une lutte du prolétariat contre ce qui entrave son affirmation. Or ce n’est pas le cas.
II est significatif à cet égard que, lorsqu’il parle de la révolution communiste, F.P. ne l’envisage que dans sa forme conseilliste radicale. Car alors, en effet, l’affirmation du prolétariat se prolonge de la revendication de sa domination entière sur la société, au travers des fédérations de conseils. Cela est d’autant plus significatif que l’émergence des conseils est contemporaine de l’épuisement du matériel. Alors en effet la théorie communiste comportait un élément critique important, bien que non exclusif, dans la mesure où sa conception du communisme conservait encore — pour des raisons historiques déterminées — l’élément central de toute aliénation, à savoir le travail, même si celui-ci est représenté comme produisant lui-même sa propre extinction.
Mais dans les conditions actuelles, qui ne sont plus celles de la crise de passage à la domination réelle du capital mais celles de sa crise finale, la décomposition sans appel de toutes les catégories de l’aliénation (travail, famille, etc.) impose d’affirmer clairement qu’entre le capitalisme et le communisme, il y a une rupture fondamentale : l’auto-négation du prolétariat, qui seule peut réaliser le dépassement positif de toute cette décomposition. A son tour, cette rupture fait comprendre que la critique est une forme subordonnée de la théorie communiste actuelle. Celle-ci, considérant toutes les catégories actuelles comme devant être abolies, ne les considère pas seulement dans leurs limites, comme le fait la critique, mais surtout, et fondamentalement, du point de vue de leur négation effectuée. De ce point de vue, la critique qui est à l’œuvre dans l’art en mouvement, y compris son aboutissement atonal, ne peut être d’aucune aide.
Quand il affirme la « mort de l’art » — c’est-à-dire en réalité le fait que l’art contemporain ne peut plus être critique — F.P. se situe au-delà de la problématique conseilliste de la révolution communiste. (Il se peut d’ailleurs que le conseillisme lui-même ait, à son époque, produit des formes qui vont au-delà de ses limites propres. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre la référence à d’ « authentiques tentatives de suppression de l’art dans la praxis révolutionnaire » des années 20 en Allemagne ? Malheureusement, F.P. ne donne aucun détail sur ce point pourtant important.) Mais il se situe de nouveau dans cette problématique lorsqu’il confère à l’art un rôle d’initiateur de la conscience pour la révolution communiste.
Automne 1983