Chapitre 4 : La valeur comme forme sociale des moyens de production
1 – Point de départ: le capital reposant sur ses propres bases
1.1 – Production pour la production
1.2 – Un modèle à deux classes
2 – Interdépendance et multiplication des capitaux
3 – Le travail producteur de valeur (travail abstrait?)
3.1 – Productivité
3.1.1 – Productivité et temps de travail socialement nécessaire
3.1.2 – Concurrence et monopole
3.2 – Normalisation
3.2.1 – Utilité des objets et valeur d’utilité des marchandises
3.2.2 – Normalisation du travail
3.3 – Définition du travail producteur de valeur (travail abstrait?)
4 – Substance et grandeur de la valeur
4.1 – Rappel
4.2 – Le temps, substance de la valeur
4.2.1 – Inscription du travail valorisant dans la marchandise
4.2.2 – La substance de la valeur comme ce qui circule
4.2.3 – La substance de la valeur comme ce qui se mesure
4.3 – L’échange des marchandises, réalisation de la valeur
5 – Travail simple, travail complexe
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1 – Point de départ: le capital reposant sur ses propres bases
Nous avons vu (chapitre 2) que, pour comprendre ce qu’est la valeur, Marx a choisi de partir de la marchandise, considérée comme « forme élémentaire » de la richesse. Autrement dit, l’analyse marxienne part du marché. Et nous avons posé la question de savoir s’il ne conviendrait pas de partir plutôt de la production. Encore faut-il savoir de quel type de système productif on parle. Nous avons vu que, sans le dire explicitement, Marx place son analyse de la valeur dans un cadre qui ressemble de près à la production marchande simple (Roubine revendique explicitement ce contexte pré-capitaliste par souci de simplification). Pour notre part, considérant que l’anatomie de l’homme est la clé de l’anatomie du singe, nous placerons notre réflexion dans le cadre de la société capitaliste pleinement développée. Les formes de la valeur trouvent toute leur expansion dans la société capitaliste moderne. Comme de plus nous connaissons maintenant toutes les difficultés qu’on rencontre à vouloir définir la valeur, et tout particulièrement le travail abstrait, à partir du marché, notre point de départ sera la production capitaliste reposant sur ses propres bases. Comment se présente-t-elle?
1.1 – Production pour la production
Pour un regard non averti, la société capitaliste apparaît comme une fourmilière travaillant sans répit à produire des biens qui sont d’une utilité relative pour les consommateurs. Le travail sempiternel des producteurs ne les enrichit pas, mais leur permet simplement de se reproduire en tant que tels sans améliorer leur situation. Et toute cette production provoque les dégâts que l’on sait sur l’environnement. Il est inutile d’insister sur l’absurdité, sur l’apparente irrationalité du mode de production capitaliste. On dit souvent que le MPC se caractérise comme production pour la production. C’est vrai en première analyse. Il faut bien sûr que les marchandises produites trouvent un usage, soit dans la production soit dans la consommation finale, mais il est évident que si la satisfaction des besoins des gens était l’objectif de la production, on pourrait parvenir à ce résultat de façon beaucoup plus simple, beaucoup moins fatigante et beaucoup moins destructrice. Il faut donc conclure que le but de la production capitaliste est ailleurs.
Et en effet, ce qui apparaît comme production pour la production se comprend en réalité comme recherche du profit. Dans le mode de production capitaliste, rien ne justifie la production d’un objet quelconque si ce n’est la rentabilité de cette production. Et ce profit qui est si important, qui est si recherché par le capitaliste n’est pas tant destiné à sa jouissance qu’à être réinvesti dans une nouvelle production, qui a son tour devra engendrer des profits, etc. En comparaison de la richesse qu’engendrent leurs entreprises, les capitalistes ne sont pas de grands jouisseurs, comme l’étaient par exemple les aristocrates de l’ancien régime. Le confort et les fastes de la vie des capitalistes ne sont qu’un à côté de leur vraie richesse, n’est pas le but de leurs efforts. Leur vraie richesse, c’est leur capital, qu’ils doivent toujours accroître en faisant travailler leur main d’œuvre. En ce qui concerne cette dernière, le propre du système capitaliste est que le travail du prolétariat a pour résultat non seulement la production d’un certain volume de marchandise, mais aussi la reproduction du travailleur dans le même état de dénuement que celui qui l’avait d’abord contraint à travailler. Le salaire ne permet au travailleur que de se reproduire en tant que travailleur démuni de tout. De la sorte, ni la consommation des patrons, qui doivent réinvestir le maximum de leur revenu, ni celle des travailleurs ne peut être le but de la production capitaliste. L’idée contraire, que la consommation est le but de la production, est évidemment courante chez les économistes. Quoi qu’il en soit, et au final, que l’on considère l’une ou l’autre classe, le travail des producteurs apparaît alors comme une activité qui produit une richesse immense qui sert peu, et mal, à pas grand monde. On appelle cette richesse la valeur. Tel est l’objet de nos investigations dans le présent chapitre.
1.2 – Un modèle à deux classes
On se souvient que, dans le premier chapitre du Capital, Marx place son analyse de la valeur dans une société, indéterminée, où les producteurs travaillent et échangent leurs produits, pour nous faire découvrir ce qu’est la valeur. Pour notre part, nous partons d’une société bien déterminée, la société capitaliste développée. On y trouve de nombreuses catégories sociales différentes, des métiers plus ou moins bien payés, des chômeurs et des actifs, des cadres et des techniciens, etc. Mais pour notre analyse, il suffira de dire que la société capitaliste est composée de deux classes, les capitalistes, qui possèdent les moyens de production et organisent le travail qui valorise leur capital, et le prolétariat, qui travaille sous la contrainte du dénuement où il se trouve en raison du monopole de la propriété capitaliste sur les moyens de travail. Telle est la logique du mode de production capitaliste: les prolétaires travaillent sans cesse pour ne toucher qu’un minimum qui leur permet juste de continuer à travailler, tandis que les capitalistes, anxieux de survivre dans la jungle concurrentielle, accumulent sous forme de capital la richesse qu’ils retirent de l’exploitation des travailleurs sans en jouir vraiment, car il faut que cette richesse retourne sans cesse à la production de nouvelle richesse.
Cette vision simplifiée des classes dans le mode de production capitaliste évacue évidemment la question des classes moyennes, qui sont un support significatif de la consommation finale dans les pays – notamment occidentaux – où elles ont connu un certain développement. Il est impossible de développer ici une analyse approfondie justifiant cette simplification, déjà revendiquée, mais dans un autre contexte historique, par Gorter dans sa polémique contre Lénine. Disons simplement que l’importance et la prospérité des classes moyennes est une exception historique (les trente glorieuses) et géographique (l’occident et le Japon). La faiblesse des classes moyennes dans les pays émergents est bien plutôt la règle. Elle contribue à expliquer la vigueur de l’accumulation du capital dans ces zones. Ajoutons que le fait de négliger les classes moyennes en première analyse est aussi autorisé par le rôle nettement subordonné qu’elles ont toujours joué dans un processus révolutionnaire, où l’affrontement entre le prolétariat et le capital est ce qui compte en premier lieu.
Dans notre modèle simplifié, donc, capitalistes et prolétaires, chacun à son niveau, vivent sans jouir de la richesse qu’ils produisent parce que cette richesse se définit comme valeur à valoriser. Mais alors que produisent-ils? Ils produisent d’une part des moyens de subsistance pour les prolétaires, afin que ceux-ci puissent se reproduire et continuer à travailler, et ils produisent les moyens de production qui sont requis pour que les prolétaires, plus nombreux à chaque cycle, puissent travailler pour ces capitaux qui s’accumulent et grossissent. Dire que le mode de production capitaliste se caractérise comme production pour la production, c’est dire, dans un premier temps, qu’il ne produit que des moyens de travail (matières premières, machines, logiciels, etc.) pour faire travailler les prolétaires, et des subsistances[1] pour qu’ils se reproduisent. Les capitalistes aussi doivent se reproduire. Le système de production comporte donc un segment supplémentaire, destiné à la consommation des capitalistes. Nous traiterons de cette question dans un développement à part, au moment où il faudra définir le travail productif.
2 – Interdépendance et multiplication des capitaux
On a vu que Marx évoque plusieurs fois la question de l’insertion du producteur privé indépendant dans la production sociale générale, mais c’est le plus souvent de façon incidente. Le « travail de la société tout entière » et sa division ne sont pas au cœur de son analyse de la valeur. Reprenons un passage que nous avons déjà utilisé, extrait du Chapitre III du Capital:
Pour qu’elle s’échange contre l’argent, « il faut avant tout que la marchandise soit valeur d’usage pour l’acheteur, que le travail dépensé en elle l’ait été sous une forme socialement utile ou qu’il soit légitimé comme branche de la division sociale du travail. Mais la division du travail crée un organisme de production spontané dont les fils ont été tissés et se tissent encore à l’insu des producteurs échangistes. Il se peut que la marchandise provienne d’un nouveau genre de travail destiné à satisfaire ou même à provoquer des besoins nouveaux. Entrelacé, hier encore, dans les nombreuses fonctions dont se compose un seul métier, un travail parcellaire peut aujourd’hui se détacher de cet ensemble, s’isoler et envoyer au marché son produit partiel à titre de marchandise complète… » (Pléiade, t. I, p. 645)
Ce passage est intéressant autant pour ce qu’il dit que pour ce qu’il ne dit pas. En effet, il dit:
- qu’un nouveau métier se crée par fractionnement d’un ancien métier, plus complet ou par « invention » de nouveaux besoins. Il montre ici comment la division du travail se fait comme division de la propriété. Un métier unique se scinde en deux métiers séparés, chacun proposant maintenant comme une marchandise de plein droit ce qui pourrait apparaître comme un produit partiel par rapport au produit ancien du métier unique. De la même façon, le capital de la société tout entière produit sans cesse des rejetons, des capitaux nouveaux qui proposent au marché des marchandises partielles correspondant à des sous-ensemble de ce qui était auparavant produit par un seul capital, ou des marchandises nouvelles correspondant à des besoins nouveaux. La production capitaliste ne s’est pas développée comme accroissement homothétique de quelques capitaux historiques qui auraient présidé à la naissance du mode de production capitaliste, mais comme multiplication de capitaux nouveaux, comme division sans cesse renouvelée de la propriété capitaliste. C’est de cette façon que, pourrait-on dire, sont nés et naissent chaque jour les « producteurs privés indépendants » de Marx.
- Marx dit aussi, dans ce passage, que le producteur doit légitimer sa place dans la division sociale du travail. Il faut que le travail ait été dépensé sous une forme utile. Or, avons-nous dit, la production capitaliste est, fondamentalement, production de moyens de production et de subsistances. Avant même de parler du temps de travail consacré à son produit, la première condition de légitimité d’un nouveau producteur, c’est donc de produire un objet qui puisse servir soit de moyen de production pour un autre capital, soit de moyen de subsistance pour les prolétaires. Cette condition est nécessaire, mais non suffisante. Nous allons voir qu’elle doit être assortie d’autres conditions, mais elle nous suffit pour le moment pour dire que produire de la valeur, c’est produire des moyens de production (y compris les subsistances) pour un autre capital. Marx dit souvent que la nature exacte du besoin que satisfait la marchandise importe peu, et qu’il ne faut pas porter de jugement sur sa validité. Il est vrai que les capitalistes de la branche II (celle qui fabrique les subsistances) offrent parfois sur le marché des produits qui correspondent plus au caprice qu’aux besoins « réels » des acheteurs. Mais cela nous importe peu. D’une part, s’il y a un marché pour des gadgets inutiles qu’on vend aux prolétaires, c’est que ces gadgets font partie des subsistances nécessaires à leur reproduction, peu importe que ce soit d’un point de vue physique, chimique, physiologique ou symbolique. D’autre part, cet aspect de la production de subsistances « symboliques » est marginal dans la production générale de la branche II, qui s’occupe principalement de fournir aux travailleurs les maisons, les autos, les habits, la nourriture, etc. qui forment ce qu’on pourrait appeler une demande incompressible de leur part.[2] Enfin, il faut garder à l’esprit qu’une part majeure de la production capitaliste est faite de moyens de production (branche I : machines, matières premières, etc.), et que là, le besoin à satisfaire est certainement plus spécifié, moins laissé au caprice, que dans la branche II.
Venons-en à ce que, dans le passage cité plus haut, Marx ne dit pas. Il ne dit pas pourquoi un métier, c’est-à-dire un producteur, se détache et s’individualise comme producteur privé indépendant, ni comment le producteur nouveau fait sa place dans la division du travail. Et ici, on ne peut pas répondre que la preuve de sa légitimité est le fait qu’il rencontre une demande solvable, puisque c’est précisément cette rencontre qu’on veut expliquer. Nous avons donné un premier élément de réponse, la condition nécessaire pour que cette insertion soit réussie. En l’occurrence, il faut que le capitaliste concerné propose au marché des marchandises qui puissent servir de moyens de production ou de subsistance pour les autres capitaux. C’est la règle fondamentale de la conservation et de l’accroissement de la valeur : la production nouvelle doit pouvoir fonctionner comme capital. Nous verrons plus loin les autres conditions de la « légitimité » de notre nouveau producteur au sein de la communauté des capitalistes.
La multiplication des capitaux n’a d’autre mobile que la recherche d’une meilleure rentabilité par rapport aux capitaux déjà existants. Comme, en dernière analyse, cette rentabilité s’analyse comme exploitation du travail, on doit conclure que la généralisation de la valeur existe comme approfondissement de l’exploitation du travail. Nous l’avons déjà dit et nous y reviendrons (§ 3.1) : la vraie raison d’être de la valeur, c’est l’exploitation du travail.
Pour le moment, le développement de la valeur nous apparaît donc comme une multiplication de capitaux individuels cherchant à servir les besoins les uns des autres par leurs marchandises, ainsi que ceux de leurs travailleurs. A ce stade, la valeur apparaît comme la mécanique en vertu de laquelle chaque procès de production privé reçoit ses conditions d’un autre, qui ne le connaît pas, et qui, de même, s’efforce de convaincre le plus de capitalistes et de prolétaires possibles de l’utilité et de l’efficacité de ses propres produits pour leur propre reproduction. Cette mécanique définit l’interdépendance des capitaux entre eux. Marx, de son côté, insiste surtout sur l’indépendance du producteur privé, ce que nous avons vu en remarquant qu’il présentait ce dernier essentiellement en position de vendeur .
Historiquement, la valeur a imposé sa loi en fournissant aux membres de communautés plus ou moins autarciques des marchandises qui satisfaisaient mieux le besoin auparavant couvert par un produit fabriqué en interne. Telle est du moins la façon habituelle de présenter l’origine de la valeur : un surplus inutilisable apparaît dans une communauté, qui cherche donc à l’échanger contre un produit dont elle ne dispose pas.
« un objet utile dépasse par son abondance les besoins de son producteur, il cesse alors d’être une valeur d’usage pour lui et, les circonstances données, sera utilisé comme valeur d’échange » (Capital, L. I, ch. II, Pléiade p. 623)
Cette façon de voir néglige le plus souvent la question du processus qui fait apparaître un surplus à l’intérieur de la communauté. Or, à moins de n’envisager que des explications purement accidentelles (climatiques p. ex), l’apparition d’un surplus échangeable a pour cause une hausse de la productivité du travail au sein de la communauté. Que ce surplus, avant d’être échangé, soit approprié collectivement ou individuellement ne change rien au fait qu’on assiste là à l’exploitation du travail par le non-travail, qui va en tant que tel procéder à l’échange du surplus. Les avantages obtenus grâce à l’échange avec l’extérieur constituent un puissant motif du développement de la productivité à l’intérieur de la communauté. Ce qui revient à une exploitation plus intense du travail dans cette communauté. Et à son tour, la recherche de la productivité va entraîner la fragmentation de la communauté sous l’effet du couple division du travail/division de la propriété, autrement dit va entraîner l’apparition de producteurs privés indépendants nouveaux.
Quand la production de valeur a pris sa forme adéquate de capital, elle s’est étendue en continuant le travail déjà commencé par la petite production marchande contre les formes autarciques de production, et simultanément en se retournant contre cette petite production marchande pour prendre sa place en tant que capital. Le tailleur a dû céder la place au prêt à porter. Et quand le capital s’est trouvé seul maître à bord (domination réelle), la nécessité inexorable de son accumulation a engendré l’universalisation de la valeur, qui a envahi toutes les sphères de la vie pour proposer des marchandises là où, auparavant, on s’en passait très bien. Cette « marchandisation » de la vie est souvent dénoncée comme l’envahissement intolérable de l’espace privé par le capital, comme la destruction d’une authenticité qui aurait prévalu auparavant dans la vie des gens. C’est faire grand cas d’une forme de soumission contre une autre. En réalité, le mouvement de généralisation de la valeur se réalise principalement comme multiplication des capitaux individuels et est bien plus général que celui du remplacement du travail domestique des prolétaires par la fourniture de marchandises (plats cuisinés, aides à la personne, etc.). On le trouve aussi dans la sous-traitance, qui a pris de très importantes dimensions en même temps que les délocalisations. Par exemple, dans la transformation du département intégré d’une entreprise donnée en une entreprise indépendante sous-traitante, on assiste à la naissance d’un nouveau producteur privé indépendant (fût-ce formellement, car ce qui compte c’est qu’il existe comme centre de profit) qui devient un procès de travail produisant pour les autres procès de travail. Une telle opération a pour but de rendre plus profitables les deux nouveaux capitaux par rapport au capital dont ils sont issus. Autrement dit, d’obtenir une meilleure valorisation de la valeur initiale du capital investi dans une seule entreprise, et maintenant divisée en deux. Dans tous les cas, ce qui est à l’œuvre, c’est la continuelle et nécessaire division et subdivision de la propriété, la création sans cesse renouvelée de « producteurs privés et indépendants », condition fondamentale de la forme valeur (nous verrons plus loin, au § 3.1.2, que cette nécessité de la multiplication continuelle des capitaux ne va pas sans une tendance contraire, celle de leur fusion/concentration). On sait que cette forme ne caractérise pas les produits qui circulent à l’intérieur d’un même atelier, car ici la division du travail n’est que technique, elle n’est pas simultanément division de la propriété.
Les producteurs privés sont donc indépendants, mais aussi étroitement interdépendants. Leur indépendance est celle que prend le travail quand le marteau est fabriqué par celui qui n’en a pas besoin, et qui pour ce faire doit trouver du métal et du bois auprès de ceux qui en ont produit sans en avoir besoin.
Dans les développements de Marx sur la valeur, il y a une dichotomie très marquée entre la solitude du producteur privé indépendant dans son acte de production et sa socialisation au moment où il arrive sur le marché pour vendre son produit. Rappelons que ce n’est qu’exceptionnellement que Marx présente le producteur en position d’acheteur. De la sorte, l’indépendance des producteurs privés n’est pas simultanément affirmée comme interdépendance. Tous les produits convergent vers le marché pour être vendus à une demande qui n’est pas spécifiée. Marx dit bien que les producteurs échangent entre eux, mais sans en tirer toutes les conséquences, et même en passant à côté du problème quand il montre le tisserand achetant une bible avec l’argent du tissu (Le Capital, L. I, ch. III, Pléiade I, p. 643). Dans leur interdépendance, les producteurs privés doivent à chaque fois refaire la preuve qu’ils sont légitimes dans la division sociale du travail. Cela impose à leur produit de respecter des conditions déterminées, auxquelles sont aussi soumis les produits que leur proposent leurs fournisseurs. Chez Marx (et chez Roubine), l’impact du marché sur le travail du producteur est vu seulement comme choc en retour, représentation mentale, prix imaginé. Nous allons voir que c’est beaucoup plus que ça.
Des capitaux individuels qui se multiplient et produisent les uns pour les autres, telle est donc la forme que prend la production de richesse dans le mode de production capitaliste. Ces capitaux se rapportent les uns aux autres par l’échange, et les biens qu’ils échangent ont la forme de marchandises. C’est ce point qui détermine le point de départ de l’analyse marxienne. Pour notre part, en plaçant notre point de départ dans la production plutôt que sur le marché, nous nous sommes en quelque sorte placés en amont du premier chapitre du Capital, au chapitre zéro. Avant d’échanger entre eux, les producteurs privés travaillent les uns pour les autres. L’interdépendance où ils se trouvent est la forme que prend leur indépendance. Ils sont vendeurs et acheteurs.
Le producteur privé indépendant n’est pas quelqu’un qui, disposant du savoir faire nécessaire en matière de production de marteaux, en fabrique puis va voir si quelqu’un en veut sur le marché. Notre capitaliste se soucie peu des marteaux et des clous, mais n’a en tête que de produire quelque chose qui valorisera son capital. Il opte pour des marteaux parce que le marché ne lui est pas inconnu et que le prix courant des marteaux lui montre qu’il y a une pénurie de cet outil et/ou qu’il a une façon plus efficiente que les autres de produire des marteaux. Le travail qui va produire les marteaux est certes un travail déterminé visant à obtenir des marteaux pouvant servir aux autres producteurs pour faire des charpentes, casser des cailloux, etc. Marx dit « travail utile », ‘ »travail concret ». Mais c’est aussi et d’abord un travail destiné à valoriser le capital. Marx dit (parfois), et les marxistes disent (toujours) « travail abstrait ».
On veut montrer ici que ce travail qui crée la valeur est concrètement formaté pour cela, indépendamment du processus particulier qui le concerne. Il est vrai que les capitalistes sont séparés les uns des autres et ne se rencontrent que sur le marché. C’est leur indépendance. Mais il est vrai aussi que ce marché existe en aval et en amont de leur production. Ce qui est une autre façon de comprendre que les conditions « inconnues » qu’ils rencontrent au moment de vendre leur produit, ils les appliquent aux autres producteurs au moment de leur acheter leurs moyens de production. Par cet enchaînement, ils intègrent les conditions de la production de valeur de façon bien plus déterminante que « en pensée », ou de façon « latente » comme dit Roubine. On va donc montrer que le travail abstrait n’est pas si abstrait que ça, qu’on peut en parler concrètement, parce que la séparation des producteurs privés indépendants est simultanément leur interdépendance. Le marché, qui reste la sanction finale incontournable de cette socialisation, n’est pas une instance que le producteur découvre après une journée d’efforts où il se serait contenté de « penser » au marché. Dans son travail, quel qu’il soit, il a pris des dispositions concrètes pour assurer son insertion dans la division générale du travail, pour garantir que sa séparation de capitaliste privé est bien aussi socialisation, en tant que fournisseur des autres procès de production qui l’entourent.
3 – Le travail producteur de valeur (travail abstrait?)
Quand Marx parle de travail abstrait, c’est pour dire qu’il faut faire abstraction des déterminations utiles, concrètes de tout travail pour dégager ce que tous les travaux concrets ont en commun.
« Tous ces objets [les marchandises considérées indépendamment de leur valeur d’usage] ne manifestent plus qu’une chose, c’est que dans leur production une force de travail humaine a été dépensée, que du travail humain y est accumulé. En tant que cristaux de cette substance sociale commune, ils sont réputés valeurs. » (p. 565)
On a vu comment, dans le premier chapitre du Capital, le terme de travail abstrait est introduit sans être vraiment défini ni vraiment utilisé. Une explication serait-elle le fait que la dépense de muscles et de nerfs est en fait quelque chose de plutôt concret? La définition (principale) que Marx donne du travail abstrait ne convient pas, au sens où elle ne définit pas une forme directement sociale, mais un processus physiologique qu’il faut ensuite placer dans les conditions de la société marchande pour qu’il devienne travail abstrait producteur de valeur. En fait, il est possible que le terme même de travail abstrait tire sa raison d’être de la gymnastique mentale particulière qu’il faut faire pour revenir du marché à la production et expliquer que le marché crée la valeur que le travail a déjà créée. On a vu cela à propos de Roubine.
On veut donc montrer que si on fait abstraction de toutes les déterminations particulières des travaux qui produisent les marchandises, il leur reste en commun des caractéristiques concrètes sociales (et non physiologiques) qui permettent de définir le travail qui produit la valeur en général. On verra ensuite s’il faut appeler ce travail abstrait ou autrement. Pour cela, nous partons de ce que Marx évoque parfois mais n’exploite pas jusqu’au bout: le producteur privé indépendant doit faire la preuve de sa légitimité, doit prouver qu’il est bien inséré dans le « travail de la société tout entière ». Nous avons dit plus haut que la première condition pour cela est qu’il produise des moyens de production (y compris des subsistances) pour d’autres procès de production privés indépendants de lui. On va voir maintenant que cette condition nécessaire se décline, pour tout procès de production particulier, en deux contraintes qui s’appliquent quel que soit le procès de production particulier, quelle que soit la valeur d’usage produite. De même que tout travail est, chez Marx, dépense de force humaine de travail, nous dirons que tout procès de production de marchandise est aussi processus de productivité et de normalisation. Ces deux paramètres ne sont pas quelque chose que le producteur privé invente plus tard, quand il veut améliorer sa pénétration des marchés. Ils font partie du travail producteur de marchandises en tant que travail de producteurs privés, séparés du travail général de la société et en même temps partie prenante de ce travail général. Par la recherche de la productivité et la normalisation, le producteur n’a pas le marché « en vue », « dans la tête », mais il a bien dans ses mains, dans son usine. De plus, comme on va le voir, cette définition de ce qui reste quand on fait abstraction des particularités d’un travail concret a l’avantage de produire un contenu spécifiquement et directement social. A l’opposé, la dépense de force humaine, de nerfs et de muscle, est une donnée physiologique qui n’est pas propre a une forme sociale de production, ni même à la production en général, puisqu’on la trouve dans toute activité humaine qui n’est pas strictement immobile et inconsciente!
Si cela est vrai, cela implique qu’il faut remettre en perspective l’analyse marxienne sur deux points de son analyse: la notion de temps de travail socialement nécessaire et celle de valeur d’usage.
3.1.1 – Productivité et temps de travail socialement nécessaire
La notion de productivité est inséparable de celle de valeur. On pourrait dire que la valeur a été « inventée » pour augmenter la productivité du travail. Quant à la raison de l’augmentation de la productivité du travail, c’est évidemment dans le rendement de son exploitation qu’il faut la chercher. Le mécanisme de la plus-valeur relative est la vérité de ce processus, mais il est à l’œuvre, sous d’autres formes, dans tout le développement historique de la valeur, pré-capitaliste et capitaliste. L’exploitation du travail, quant à elle, n’a pas besoin d’être expliquée ici. Considérons-la comme la variable explicative fondamentale, celle qui sert d’axiome[3].
Revenons au propos de Marx sur la légitimité du producteur privé indépendant. Marx répond qu’il faut que son travail soit utile, et nous reviendrons tout à l’heure sur cette question. Et il nous dit aussi que, pour que la marchandise « utile » soit acceptée, il faut qu’elle ait été produite dans le temps de travail moyen socialement nécessaire.
« Le temps de travail socialement nécessaire à la production des marchandises est celui qu’exige tout travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales ». (p. 566)
Cette définition n’inclut pas la concurrence dans les « conditions normales » de la production. Or la concurrence entre les producteurs fait partie de leur statut de producteurs privés indépendants. Elle est un des aspects de leur socialisation dans la séparation. On ne peut pas dire « producteur privé » au singulier, et dès qu’on le dit au pluriel, on dit « concurrence » tout autant qu’« échange ». Marx présente la façon dont s’établit le temps de travail socialement nécessaire comme une moyenne qui se fait tranquillement entre des procès de travail qui, séparés les uns des autres, ne sauraient rien de l’existence les uns des autres. De même qu’il n’est pas possible de parler des producteurs privés indépendants sans parler de leur concurrence – car ce n’est qu’au travers de celle-ci qu’ils peuvent prouver leur légitimité dans la production générale – de même il est impossible de parler du temps de travail moyen socialement nécessaire en le posant simplement comme la moyenne de temps de travail différents, mais non spécifiés autrement que par un « degré moyen d’habileté et d’intensité ». A la limite, cela pourrait convenir aux conditions peu développées de la petite production marchande, mais pas à celles du capitalisme. Et là, ainsi que nous l’avons vu précédemment (chapitre 2), chaque producteur indépendant est nécessairement et constamment à la recherche de sa productivité maximale. Les conditions même de l’existence de la forme valeur nous obligent donc à parler de moyenne des temps minima de chaque producteur. Pour chaque producteur, le « degré moyen d’habileté et d’intensité » du travail dans la société signifie que lui, dans son travail personnel, doit être au maximum de ses possibilités. Quand Marx nous présente les soucis du producteur qui se rend sur le marché sans savoir si sa marchandise va y trouver sa place (par exemple dans le chapitre III du Capital), nous devons parler des préoccupations du producteur dans son atelier, dans son usine, qui ne sait jamais si son temps de travail est dans la moyenne car celle-ci lui est inconnue, et qui donc doit toujours pousser sa productivité au maximum.
Cette tension permanente, indissociable de la production de valeur, ne se limite pas à l’angoisse, à la représentation mentale de la conversion de la marchandise en argent. Elle transforme tout procès de production de façon concrète et perceptible. Il ne s’agit pas seulement de l’intensité du travail vivant, toujours soucieux de ne pas perdre de temps. Il s’agit aussi des procédés de travail. Quel que soit son contenu concret, tout travail producteur de valeur doit, par exemple, toujours vérifier que les méthodes employées sont les plus efficaces et donc toujours remettre en cause ses procédés de production. Le travail producteur de valeur inclut en lui-même le travail sur soi-même (recherche et développement). Le développement des forces productives est inclus dans la notion même de valeur.
Dans la recherche de la définition du travail producteur de valeur, peu importe les façons concrètes, historiques, par lesquelles le producteur recherche et obtient une augmentation de sa productivité. Ce qui compte ici, c’est que cette recherche est au cœur même de son travail en tant qu’il produit des marchandises. Dans les analyses de Marx, la face concrète du travail n’existe que comme qualification, habileté, spécificité technique. Et là, elle est propre à chaque procès de travail particulier. Mais ce qui existe aussi concrètement dans tout procès de travail produisant des marchandises, c’est la lutte contre le temps. L’économie, dit Marx quelque part, c’est l’économie du temps. Produire une chaise-marchandise est une activité concrètement différente de produire une chaise sans phrase, une chaise pour soi. Parlant de Robinson Crusoë, Marx décrit la façon dont celui-ci répartit son temps de travail en fonction de ses besoins et de ses ressources. Robinson note le temps de travail que lui coûtent les objets qu’il produit, et on trouve là, dit Marx, toutes les déterminations essentielles de la valeur » (p. 611). En réalité, il en manque une, la concurrence. Robinson est maître de son temps, pour autant que quiconque peut l’être. Le producteur de marchandise n’a pas ce confort. Le temps ne lui appartient pas. Il est continuellement sous tension, et pour soulager cette tension au moins momentanément, il est continuellement obligé de trouver des façons d’augmenter sa productivité. Cela fait partie, très concrètement, du travail quotidien de tout producteur de marchandise. Dès lors que le temps de travail moyen socialement nécessaire se définit comme la moyenne des temps de travail minima de chaque producteur, le travail ne peut plus se définir simplement comme échange organique avec la nature. Il faut inclure dans la définition du travail le travail sur le travail, c’est-à-dire la modification continuelle des méthodes, des matières premières, des produits eux-mêmes, et ce dans le but de gagner du temps et de légitimer sa place dans le travail social général.
Le fait que Marx ne tient pas compte de cette pression concurrentielle dans la définition même du travail qui produit la valeur s’explique peut-être par deux choses. D’une part, ainsi qu’on la vu, il place son analyse dans le contexte d’une société de production marchande simple. Or historiquement, il est vrai que la production artisanale, la petite production marchande, est moins soumise à la concurrence que la production capitaliste et qu’elle développe sa productivité relativement lentement. Mais ce n’est qu’une question de degré. Rappelons que les corporations se sont créées pour stabiliser une production qui se développait rapidement, au point de remettre en cause les cadres sociaux qui avaient prévalu dans les premiers stades de la petite production marchande. D’autre part, très souvent, quand il en parle de façon historique, Marx considère que le propre de la production marchande simple est de travailler à la demande, comme s’il n’y avait pas de marché dans ce mode de production. On sait bien que c’est faux, et Marx le savait aussi. Même dans « le sombre Moyen-Age européen » (Marx), il y avait des marchés où les échanges n’avaient rien d’accidentel. De façon générale, le travail du tisserand producteur privé indépendant est nécessairement soumis à une pression concurrentielle que ne connaît pas le travail de tissage dans la famille autarcique. Et cela le transforme socialement et matériellement. Le fait que Marx « oublie » cela fait partie de cette attirance que nous lui avons vue pour ce mode de production qui réconcilie le travail (artisanal qui plus est) et la propriété. Enfin, dans le monde de la valeur, c’est la concurrence qui impulse le développement des forces productives. Or, nous dit Marx, ce développement doit se poursuivre avec vigueur dans la société communiste projetée par le programme prolétarien. Comment cela se fera-t-il sans la concurrence qui fouette les énergies? Marx ne le dit pas. Nous avons vu (ch. 1) que le développement des forces productives dans la société du programme prolétarien était affirmé, en même temps que la baisse du temps de travail et la hausse des loisirs et de la consommation des travailleurs. Il affirme ainsi que les forces productives n’ont pas besoin de la concurrence pour se développer, puisqu’elles peuvent se développer rapidement, mais « rationnellement », dans la société communiste.[4]
3.1.2 – Concurrence et monopole
Dans le premier chapitre du Capital, Marx se contente de poser le principe que
« en général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés, exécutés indépendamment les uns des autres. L’ensemble de ces travaux privés forme le travail social ». (606)
La production de la valeur comme forme suppose en effet que le travail social soit divisé entre des propriétaires distincts se rapportant les uns aux autres par l’échange. Pour ce qui est de la théorie de la valeur, Marx s’arrête là : les producteurs privés indépendants n’ont entre eux que des rapports d’échange. Ces échanges se font entre producteurs de branches différentes, puisque les valeurs d’usage qui s’échangent doivent être distinctes. Mais les producteurs sont aussi, au sein d’une même branche, dans un rapport de concurrence. Ce rapport seul garantit que le temps de travail utilisé à la production d’une marchandise est bien le temps minimum socialement nécessaire. Il y a cependant, dans le développement du capital, deux tendances opposées.
D’un côté, la recherche du profit suscite à tout moment la formation de nouvelles entreprises qui trouvent dans un produit nouveau ou renouvelé l’occasion de se « légitimer » dans le travail social général. C’est par cette recherche incessante du profit, condition de la survie des capitaux individuels, que la valeur étend peu à peu son emprise sur tous les secteurs de la production et de la société. Dans ce mouvement, la plus-value produite par les différents capitaux s’accumule sous forme de capitaux nouveaux plutôt que comme agrandissement du capital d’origine. Il n’est pas important ici de savoir dans le détail par quel mécanisme financier ou autre la plus-value d’un capital A s’accumule sous forme du capital B. Ce qui compte, c’est la multiplication des « producteurs privés », qui engendre la forme valeur de produits qui, auparavant, ne l’avaient pas. Ces capitaux sont nécessairement concurrents entre eux. La logique même de leur formation, qui s’impose comme une « loi immanente » à tous les capitaux privés, signifie que la multiplication des capitaux nouveaux est la règle de l’accumulation du capital. Et qui dit multiplication dit concurrence. Et qui dit concurrence dit recherche de la productivité. La recherche de productivité de chaque capital se répercute en une hausse générale de la productivité sociale, et c’est le capital dans son ensemble qui en bénéficie sous forme de production de plus-value relative.
D’un autre côté, chaque capital individuel cherche, tout aussi naturellement, à atteindre une taille telle qu’il ait une position mono- ou oligopolistique sur son marché. Favorable à la valorisation du capital individuel, le monopole est contraire aux intérêts du capitalisme en général. Il extorque aux autres capitalistes, au travers de prix supérieurs au prix de production, un part de la plus-value sociale. Cette ponction ralentit leur accumulation. Mais cela est-il vraiment dommageable pour les capitalistes en général? En fin de compte, la plus-value qui ne s’accumule pas dans les capitaux qui subissent la ponction des monopoles va s’accumuler chez ces derniers. N’est-ce pas là l’essentiel? Justement pas. Car, avons-nous dit, le développement de la valeur passe par la division de la propriété, par la multiplication des « producteurs privés ». C’est seulement par elle que la forme valeur étend son emprise sur la société. La légitimité des nouveaux capitaux dans la division générale du travail repose sur l’avantage de productivité dont ils disposent et dont ils font profiter leurs clients, par les prix plus bas que leur impose la concurrence. Au contraire, un monopole s’efforce de garder par-devers lui de tels avantages, de sorte que les gains de productivité qu’il obtient ne profitent pas aux autres capitaux. Les mono- et oligopoles existent grâce aux barrières qu’ils érigent contre l’entrée de nouveaux capitaux dans leur branche. Cela constitue évidemment un frein à la multiplication des capitaux individuels et en ralentissement de la hausse de la productivité sociale générale.
Il y a donc identité entre le développement de la valeur comme forme, la multiplication des capitaux indépendants et la hausse de la productivité. A tel point qu’on voit certaines entreprises mono- ou oligopolistiques filialiser certaines de leurs activités, ou les transformer en entreprises sous-traitantes pour en faire des « centres de profit », soumis à l’impératif de productivité et de rentabilité. Par exemple, beaucoup de constructeurs automobiles ont transformé en capital indépendant leurs départements de pièces détachées. C’est le cas de Faurecia pour PSA, ou de Delphi pour GM.
Le club des capitalistes se moque de la forme valeur, mais il est très sensible au problème de la productivité générale du capital social. Et cela, fondamentalement, parce que la hausse de la productivité engendre la production de plus-value relative. On revient toujours à l’exploitation du travail comme la racine fondamentale du développement de la valeur. C’est la raison pour laquelle les Etats, qui sont pourtant les amis des grands monopoles, n’ont jamais cessé de surveiller la concurrence entre les entreprises et d’imposer qu’elle joue toujours un rôle minimum. Il s’agit simplement de faire respecter les règles internes du club, lesquelles assurent le développement de la valeur et de la productivité.
Parlant des cartels et des trusts de la fin du 19° siècle, Hilferding écrivait que
« la fonction socialisante du capital financier facilite considérablement la suppression du capitalisme. Dès que le capital financier a mis sous son contrôle les principales branches de la production, il suffit que la société, par son organe d’exécution, l’Etat conquis par le prolétariat, s’empare du capital financier pour avoir immédiatement la disposition des principales branches de production. »[5]
Hilferding n’allait pas jusqu’à dire que le capital allait finir comme un grand et unique monopole, mais il pensait que la tendance très forte à la concentration du capital préparait largement le programme prolétarien de la planification. Ce faisant, il sous-estimait beaucoup l’importance de la concurrence dans le système de la valeur. Car la recherche constante de gain de productivité fait partie de la définition de la valeur, et cela passe par la multiplication des capitaux indépendants et la concurrence permanente. Sur cette base, et avant même de savoir ce qu’il produit concrètement, le travail producteur de marchandises est formaté, est concrètement déterminé par le fait qu’il est une incessante lutte contre le temps.
3.2.1 – Utilité des objets et valeur d’utilité des marchandises
Pour comprendre ce que signifie la normalisation des objets et des activités dans le règne de la valeur, partons de la différence entre utilité et valeur d’usage. Cette différence est totalement absente chez Marx, ainsi que nous l’avons vu au chapitre 2. Marx et Engels se contentent de dire qu’il faut que l’objet soit utile pour l’autre et que sa transmission à l’autre se fasse par l’échange. Mais, pour eux, cette utilité pour l’autre n’affecte pas l’objet dans son intimité. Elle dit seulement que le producteur doit produire un objet qui puisse satisfaire le besoin d’un autre. L’utilité de cet objet continue à s’inscrire dans ses propriétés naturelles. Or cet autre dont le producteur veut satisfaire le besoin n’est connu qu’imparfaitement. Seule la vente de la marchandise confirmera que le pari fait par le producteur était le bon. La normalisation du produit, comme nous allons le voir, fait partie de ce pari inhérent à la production de marchandises. Comme la recherche de la productivité, elle est la marque dans la production de la séparation des producteurs privés indépendants. A ce titre, la normalisation imprime à l’utilité de l’objet une marque nettement sociale. La valeur d’usage (gardons provisoirement le terme) doit alors être comprise comme une catégorie pleinement sociale, appartenant de plein droit à la théorie de la valeur. Essayons de voir cela de plus près, et commençons par un exemple historique.
Lorsque, dans les modes de production pré-capitalistes, la division du travail se concrétise en division de la propriété, on assiste à la dissolution d’une forme de communauté et à l’élargissement du règne de la valeur. Dans la Critique de l’Economie Politique, et plus encore dans le premier chapitre du Capital, Marx considère la valeur comme donnée. Il ne s’intéresse pas à son apparition historique, ou seulement par brèves allusions. Marx note sans insister que « en général, des objets d’utilité ne deviennent des marchandises que parce qu’ils sont les produits de travaux privés exécutés indépendamment les uns des autres »[6]. Or c’est précisément ce processus qu’il faut examiner, où, sur la base de la division du travail, les producteurs privés apparaissent dans leur indépendance et leur interdépendance.
On a alors une perception plus précise de ce qu’est la forme valeur. Lorsqu’un procès de travail, s’étant spécialisé, se sépare de la communauté dans laquelle il trouvait sa base et son « débouché », il perd la particularité de cette communauté et doit accéder à un degré de généralité qui permette son insertion dans l’interdépendance sociale des travaux qui est en train de se créer et dont il ne connaît pas, ou mal, les paramètres. Nous avons déjà vu les impératifs de productivité que cela impose au producteur devenu indépendant. Mais il y a plus. Le travailleur qui produit une table pour sa famille produit la table dont celle-ci a besoin avec les moyens dont elle dispose. Dès lors qu’il est devenu menuisier indépendant, le travailleur doit faire des tables capables de répondre à différentes manifestations du besoin de table qu’il ne connaît pas ou peu, puisqu’il est un producteur privé. L’objet table s’en trouve concrètement modifié. Sauf exception, les marchandises fabriquées ne le sont pas à la demande, mais pour un marché, avec tous les aléas que cela comporte. Pour être sûr de rencontrer la demande dont il a besoin pour vendre ses tables, le producteur privé doit concevoir l’objet qui puisse servir de table dans des conditions variées (et inconnues) différentes de celles de la communauté d’origine de notre menuisier – on peut dire la même chose d’un capitaliste qui veut vendre sur des marchés d’exportation un produit qui marche bien sur son marché domestique. Il faut que la table ne soit ni trop grande ni trop petite, ni trop lourde ni trop légère, qu’elle puisse servir à la cuisine mais aussi ailleurs, etc. Et si le menuisier se spécialise en table de cuisine uniquement, la même recherche de normalisation sera nécessaire : comment fait-on la cuisine dans les villages/pays voisins, quelle est la taille de la pièce dévolue à la cuisine, etc . Bref, la table concrète qu’il fait doit en quelque sorte s’approcher du « concept » de table. C’est en ce sens que la table comme objet utile doit devenir la table comme valeur d’usage. C’est une des conditions de son échangeabilité. Marx dit que la marchandise en train d’être produite est déjà échangée « en pensée ». Nous comprenons maintenant que c’est plus que cela. C’est bien dans l’activité immédiate du producteur que l’échange est déjà présent. L’échangeabilité de l’objet produit ne dépend pas seulement de la valeur d’échange, du temps de travail socialement nécessaire qu’il a requis, mais aussi de la forme matérielle par laquelle il vise le besoin à satisfaire. Pour prendre son dîner dans sa ferme autarcique, le paysan peut s’asseoir sur un billot. Pour le menuisier indépendant, satisfaire le besoin de siège passe par la fabrication de tabourets ou de chaises.
Appelons normalisation ce processus dans lequel l’utilité devient valeur d’usage. Et appelons valeur d’utilité cette utilité normalisée de l’objet quand il est produit en tant que marchandise. L’expression « valeur d’usage » est tellement utilisée pour désigner l’utilité « naturelle » de l’objet, est tellement identifiée au simple support de la valeur d’échange, qu’il n’est pas possible de la conserver pour faire entendre la dimension normalisée, et donc sociale, de l’utilité de la marchandise.
En vertu de ce processus de normalisation, la marchandise qui satisfait un besoin particulier a une forme matérielle (une valeur d’utilité) plus générale que cette particularité parce que, en raison de la séparation où se trouve le producteur vis à vis de la manifestation de ce besoin, elle doit pouvoir répondre à plusieurs manifestations particulières du besoin (chaise d’église, chaise de ferme, chaise de bureau…). Cette considération de normalisation vient avant même les avantages qui en découlent du point de vue de la productivité du travail qui produit des marchandises (voir plus loin). Elle est la conséquence immédiate et inévitable de l’apparition du fameux producteur privé indépendant. Comme on l’a dit plus haut, son indépendance est aussi interdépendance. Mais dans le processus « spontané » de la division sociale du travail, le producteur indépendant n’attend pas de se retrouver sur le marché pour annoncer qu’il s’insère dans le travail social général. Il le fait dès le départ non seulement dans le choix de l’objet qu’il va produire, mais aussi dans la forme que prend cet objet qui doit se soumettre à des normes générales pour satisfaire des besoins qu’il ne connaît qu’imparfaitement dans leur particularité, non pas par ignorance, mais en raison de sa position dans la société. On sait que les meilleures études de marché ne garantissent pas le succès d’un produit. L’avantage dont le producteur privé bénéficie en cas de succès de sa spéculation n’est certes pas à négliger. Si son concept de table couvre un large éventail de besoins et permet de produire en série, la normalisation se traduit en gain de productivité. Mais cet argument ne peut intervenir qu’après la considération première de la valeur d’utilité comme forme de l’utilité dans la société marchande. Sur cette base, on ne peut pas poser l’existence de la valeur et de la marchandise sans la notion de normalisation. Cette dernière découle des conditions sociales mêmes de la forme valeur. Elle découle des conditions de production des producteurs privés. Et il découle de ces conditions que, comme la productivité, la normalisation n’est jamais un fait acquis, mais une recherche permanente d’adéquation du produit à des besoins qui ne sont connus qu’imparfaitement. Le producteur est séparé des autres producteurs et les besoins de ceux-ci n’ont aucune raison de ne pas évoluer constamment. C’est même le contraire qui se passe, les conditions sociales de la production de valeur impliquant, comme nous l’avons vu, un bouleversement constant des conditions de production. La recherche de normalisation est donc un processus permanent et généralisé, quelle que soit la valeur d’utilité produite.
La notion de normalisation est évidemment très présente dans le mode de production capitaliste pleinement développé. La normalisation de l’objet (et du besoin qu’il satisfait) répond sans doute à des considérations commerciales ou techniques mais, fondamentalement, on est en présence du même processus, où le producteur de marchandises doit produire des objets d’une utilité normalisée pour répondre à une demande dont il est fondamentalement séparé. Sans doute, la séparation même où se trouvent de leur côté les autres producteurs indépendants (y compris les prolétaires) implique que l’éventuelle particularité de leur besoin spécifique doit se calibrer sur ce qu’offrent les autres producteurs, qui ont déjà fait des « moyennes » en normalisant leur production. De sorte que, sans même parler des effets éventuels de la publicité, la demande se normalise à la mesure même où se standardisent les marchandises qui répondent à peu près aux différents besoins de production et de consommation. On pourrait donc croire que la valeur d’utilité est l’utilité normalisée parce que « tout le monde veut la même chose ». En réalité, c’est l’inverse qui se passe. Tout le monde accepte la même chose, parce que le besoin de toit est, dans la société capitaliste, couvert par l’habitat en blocs d’appartements, etc… Certes, on peut dire simplement que la nécessité de produire de grands volumes de la même marchandise entraîne tout naturellement la normalisation. Mais justement, de tels volumes ne sont possibles que parce que la variété des manifestations possibles d’un même besoin est effacée par la normalisation de l’offre.
Lorsqu’un nouveau capital se forme sur la base d’un nouveau produit, il vise en même temps la particularité, pour s’imposer dans la division générale du travail, et la généralité, pour être sûr de rencontrer un large échantillon du besoin qu’il vise et assurer ses volumes. La particularité peut souvent être illusoire (un changement mineur dans un produit déjà connu et répandu, par exemple une nouvelle fonction dans un téléphone portable), mais elle peut aussi être très réelle, comme par exemple dans l’introduction de l’ordinateur personnel. Dans le premier cas, la normalisation est déjà établie par les concurrents et notre capitaliste tente de la modifier à la marge. Dans le deuxième cas, la particularité de la nouvelle marchandise devient la nouvelle norme, et c’est tout à l’avantage de notre capitaliste. Répétons cependant que, dans les deux cas, la particularité de l’objet reste celle de la marchandise, sans rapport avec les multiples manifestations et satisfactions théoriquement possibles d’un besoin individuel. Celles-ci restent en effet théoriques, dans la mesure où la normalisation des marchandises normalise, par la force des choses, les besoins qui leur font face. Dans la banlieue d’où il ne sort guère, le prolétaire qui a faim pense « naturellement » à un MacDo. Finalement, dans la société capitaliste, « l’authenticité » ou la particularité du besoin ne va pas au-delà de l’éventail des quelques marchandises possibles qui lui font face.
L’utilité d’un objet se transforme donc, dans la valeur, en valeur d’utilité de la marchandise. La valeur d’utilité est une catégorie de la valeur, de la société, et non pas de la nature. Pour Marx, elle n’est qu’un support de la valeur d’échange. Pour nous, elle fait partie de la forme sociale marchandise, elle est la marque de la valeur dans l’objet. Et quand il s’agira d’abolir la valeur, la valeur d’utilité ne sera pas préservée au nom de l’utilité de la chose. La distinction faite entre utilité et valeur d’utilité annonce une activité productive où la particularité des besoins sera pleinement en jeu, de même d’ailleurs que celle des activités.
3.2.2 – Normalisation du travail
Car la normalisation du produit s’accompagne nécessairement de celle-de l’activité qui le fabrique. Le travail qui produit la marchandise n’est pas le travail en général. Nous avons vu que, pour Marx, le travail qui produit la marchandise n’est pas substantiellement différent de celui qui ne la produit pas, dans le communisme marxien par exemple, ou dans les modes de production pré-marchands. Or l’activité de production de table-marchandise est concrètement différente de celle qui fabrique la table du paysan autarcique. Elle ne peut plus être bricolée avec les moyens du bord, mais doit être la même table que celle que d’autres produiraient dans les conditions qui leur sont propres et que notre menuisier ne connaît pas, ou mal. La normalisation de l’utilité de l’objet fabriqué entraîne celle des procédés de travail. Il nous semble absolument naturel que toutes les tables qui sortent de l’usine soient identiques. Il s’agit là, en fait, d’une spécificité de la marchandise. Une fois la valeur d’utilité définie, le travail qui produit la table doit se tenir à cette définition – du moins jusqu’à ce que le menuisier change son concept de table.
Encore une fois, ces considérations viennent avant même de considérer l’organisation du travail en vue de gains de productivité. Elles conditionnent l’échangeabilité de la marchandise au même titre que le temps de travail consacré à sa production. Autrement dit, un travail extrêmement rapide et efficient ne sert à rien, dans le monde des marchandises, s’il ne produit qu’un objet utile, et non pas une valeur d’utilité. De même que l’objet table est normalisé comme valeur d’utilité de la table, de même le travail qui la produit ne peut plus avoir les particularités du travail autarcique. Supposons que la norme table est, à un moment donné, définie par l’existence d’un plateau plan et rectangulaire, un tiroir et quatre pieds d’égale longueur. Chaque producteur de table doit désormais savoir organiser et exécuter le travail pour atteindre ce résultat. Dégauchir une planche, assembler les planches qui forment le plateau, etc… deviennent les opérations par lesquelles seules une table peut venir à l’existence dans le monde des marchandises. Aucune improvisation, aucun bricolage n’est permis.
Dans le cas du travail salarié, l’ouvrier ne participe pas à la définition de la valeur d’utilité. L’ouvrier est indifférent à celle-ci. Ce sont les salariés des bureaux d’études qui, ayant défini la valeur d’utilité précise de la marchandise qui va être produite, fixent par là même les normes du travail que va faire l’ouvrier. On ne dit pas à l’ouvrier: « fais des tables ». On lui dit: voici un panneau de bois, découpe un rectangle de telle dimension. Voici cinq planche et de la colle: fais un tiroir. De même que la valeur d’utilité de la table a été définie de façon normative pour celui qui a besoin d’une table, de même l’ouvrier qui la fabrique n’a pas le choix de la façon de faire une table. Son éventuelle imagination en la matière, il doit la laisser au vestiaire. Là non plus, il n’y a pas de place pour la fantaisie. Les gestes du « producteur de table » sont pré-définis pour lui par la normalisation du produit – et pas seulement par la recherche de gains de temps par le capitaliste.
Quand le capitalisme se développe et impose ses propres conditions à chaque détail de la production, la normalisation du travail salarié s’impose d’autant plus que la normalisation du produit permet les séries longues et l’introduction du machinisme. Celui-ci transforme le travail de l’ouvrier en gestes simples et plus ou moins identiques quelle que soit la valeur d’utilité produite. Visser un boulon, servir une machine, etc., représente le même travail pour l’ouvrier de l’automobile ou pour celui de l’électroménager. Il reste sans doute quelques familles de métier, comme le bâtiment, la métallurgie, etc., mais dans l’ensemble le travail s’est trouvé transformé, dans le mode de production capitaliste, en un ensemble relativement restreint de gestes relativement simples. C’est ainsi qu’on peut définir la normalisation du travail salarié. Que la déqualification du travail soit aussi le résultat de la lutte de classe entre patrons et ouvriers n’enlève rien au fait que l’issue de cette lutte, la solution que les capitalistes imposent aux ouvriers, se place dans le cadre de la production de valeur et est donc conforme à ce qu’est le travail producteur de valeur : la déqualification du travail se fait comme normalisation extrême de celui-ci.. De la même façon, le fait que la normalisation du travail soit aussi un facteur de sa productivité ne change pas le fait que c’est parce qu’il est normalisé que le travail peut devenir plus productif de la façon dont cela se fait dans le MPC, à savoir par la décomposition de la production en gestes élémentaires et répétitifs.
Si on fait abstraction de leur contenu concret particulier, on voit donc que tous les travaux qui produisent la valeur ont en commun d’être effort de normalisation. La question se pose cependant de savoir qui procède à la normalisation du travail. L’ouvrier, figure emblématique du producteur de valeur, ne semble pas y avoir beaucoup d’initiative. Il la subit au contraire à son corps défendant. C’est lui qui fabrique, certes, et dans des normes de plus en plus strictement définies, mais ce sont les bureaux d’études qui ont établi ces normes. Dès lors, si la normalisation du travail est partie intégrante de la production de la valeur, où est la production de la valeur comme forme? Chez l’ouvrier ou dans les bureaux d’études? Autre façon de poser la même question: l’ouvrier est-il celui qui s’efforce de s’insérer dans la division générale du travail? La réponse est que la création de valeur dans le mode de production capitaliste est toujours le fait du travailleur collectif.
Nous avons vu que, pour s’insérer dans la division générale du travail, le « producteur » doit normaliser son produit, et donc son travail. Dans la réalité capitaliste, ce personnage se scinde en plusieurs fonctions. Dans le capitalisme, le souci de l’insertion d’un capital individuel dans la production générale n’est pas tant le souci que la malédiction de l’ouvrier. Il y participe, mais contraint et forcé. De leur côté, les salariés des bureaux d’étude travaillent à la définition de la valeur d’utilité des marchandises produites. En tant que tels, ils font partie des travailleurs producteurs de valeur parce qu’ils contribuent à la création de la forme sociale du produit qui va, en principe, assurer l’insertion du capital qui les emploie dans la division générale du travail. Et il en va de même pour ces autres salariés des bureaux d’étude qui normalisent le travail à partir de la normalisation du produit. Les bureaux d’études, donc, cherchent à définir la valeur d’utilité qui s’imposera dans le marché le plus large possible, puis définissent des méthodes de travail les mieux adaptées et les plus productives. Leur travail est plus qualifié que celui des ouvriers de l’atelier. Il penche du côté patronal au sens où il a pour objectif de dominer et de contraindre le travail de l’ouvrier. Mais la production de valeur est le fait du travailleur collectif, qui est donc comme scindé en fonctions antagoniques. L’effort d’insertion du capital considéré dans la division générale du travail est assuré par une fraction plutôt active, qualifiée et bien payée (les bureaux d’études – dont cependant le travail propre est lui-même de plus en plus normalisé), et par une fraction plutôt passive, déqualifiée et mal payée (l’atelier – où cependant les règles modernes de la qualité totale, du zéro défaut s’efforce d’imposer un degré d’initiative normalisatrice au travail non qualifié).
Le travail qui produit la valeur n’est donc pas n’importe quel travail. Quel que soit son contenu concret, il est soumis à un processus de normalisation qui découle directement du fait que la production repose sur les producteurs privés indépendants. Tout producteur de marchandise doit concevoir le contenu utile de ce qu’il fabrique dans les termes de la valeur d’utilité, et il s’ensuit qu’il doit continuellement normaliser son activité. Il ne peut pas dire : « aujourd’hui j’ai fantaisie de faire une table à trois pieds » si la norme courante de la table est d’avoir quatre pieds. Dans les conditions capitalistes de production, la normalisation du travail atteint un degré extrême. Mais dans tous les cas, cette deuxième caractéristique du travail producteur de valeur n’est pas abstraite. Elle définit le travail matériellement, au même titre que la recherche de la productivité.
3.3 – Définition du travail producteur de valeur (travail abstrait?)
Essayons de conclure sur le travail abstrait. Faut-il encore employer cet adjectif? Dans la terminologie courante, abstrait désigne le travail producteur de valeur. Tandis que le travail concret est celui qui produit des objets utiles avec toutes leurs spécificités naturelles-techniques, le travail abstrait est celui qui produit la valeur, celui qui se cristallise en une substance qui donne sa valeur à la marchandise, le travail mort. Chez Marx, qui emploie peu le mot et ne le définit pas spécifiquement, abstrait signifie plutôt « très général »: il s’agit de désigner ce que tous les travaux particuliers ont en commun, il s’agit de faire abstraction des spécificités des travaux concrets. Et, quoi qu’en pense Roubine, Marx arrive alors, en règle générale, à la dimension physiologique de ces travaux. Comme nous l’avons vu (chapitre 2), chez Roubine, qui a des difficultés à situer la source de la valeur, le travail, dans la production, abstrait signifierait plutôt « travail transformé après coup par une opération plus logique que réelle ».
D’après ce qui précède, le travail producteur de valeur apparaît comme assez peu abstrait, au sens où nous pouvons lui attacher des caractéristiques concrètes, des spécificités de contenu qui déterminent sa réalité matérielle et sociale. Ayant considéré le travail des producteurs privés indépendants, et ayant fait, comme Marx, abstraction des particularités concrètes de leurs travaux, qu’avons-nous trouvé de commun entre eux ? La productivité (ou, plus exactement, la recherche constante d’une augmentation de la productivité), et la normalisation (qui est également un processus constant). Le travail abstrait, s’il faut encore employer ce terme, est donc un travail concret (au sens marxien) qui produit des objets quelconques, mais qui se caractérise comme productif de valeur par une continuelle tension productive et normalisatrice. Cette tension, loin d’être simplement psychologique, dans la tête du « producteur », informe dès le départ chaque geste du travail. Ni la recherche de la productivité ni la normalisation ne sont nécessaires pour produire des tables. Elles le sont dès lors que la table doit être une marchandise. Le travail qui produit la valeur ne produit pas l’objet dans sa nature de table ou de chaise, mais il est ce moment du travail qui, par la recherche concrète, matérielle, de la productivité et de la normalisation, crée les conditions de l’échangeabilité.
On pourrait peut-être garder l’adjectif de travail abstrait au sens d’un travail pour lequel on fait abstraction de toute ses spécificités propres (Marx dit utiles, ou concrètes). Mais là où Marx dit que, une fois faite cette abstraction, on ne trouve dans tous les travaux utiles que la dépense physiologique de force humaine, il nous faut maintenant dire que ce qui reste dans le travail producteur de marchandises après l’élimination de ses caractéristiques matérielles-techniques propres, c’est la recherche de la productivité et de la normalisation – ce qui n’est pas abstrait. Le travail garde bien son double caractère. Il est production d’objets utiles et production de valeur. Mais, en quelque sorte, c’est concret des deux côtés. C’est pourquoi, en fin de compte, il semble préférable de renoncer à « abstrait » pour définir le travail producteur de valeur. Et ce d’autant plus que ce qualificatif est profondément marqué par les nombreuses analyses qui, comme celle de Roubine, ont essayé de donner un sens clair à ce concept. On dira donc « travail valorisant » pour désigner le travail producteur de valeur.
Il est possible que certains lecteurs considèrent que la redéfinition du travail abstrait est une rupture avec Marx. Mon propos n’est pourtant que de le mettre au niveau de notre époque. Pour parvenir à ce résultat, soulignons que nous sommes partis de Marx (chapitre 2) en questionnant la pertinence de son « producteur privé indépendant », personnage en même temps travailleur et propriétaire. Il a suffi de pousser les analyses marxiennes à leur terme logique pour passer du temps de travail socialement nécessaire au temps de travail minimum socialement nécessaire, et pour passer du travail utile pour l’autre à la notion de valeur d’utilité comme utilité normée. Mais pour ce faire, il faut considérer que le travail en général, et notamment le travail industriel et le développement des forces productives – que Marx conserve dans la production communiste, cf. chapitre 1 – ne sont pas la seule forme possible des échanges organiques avec la nature. Notre époque permet ce changement de point de vue (chapitre 3).
Il faut maintenant clarifier le rôle de l’échange après la production dans la formation de la valeur. Le producteur a produit, dans la séparation mais aussi dans l’interdépendance concrètement vécue d’avec les autres producteurs, une marchandise qui est destinée à l’échange pas seulement idéellement, mais très concrètement. Le produit de son travail est dans la forme valeur. Il a été produit comme moyen de production (ou subsistance) pour d’autres procès de travail indépendants et sa valeur d’utilité est une utilité normalisée à cet effet. L’insertion de notre producteur dans la division générale du travail ne sera pas un hasard heureux, mais reste, il est vrai, subordonnée à la réussite de l’échange avec d’autres producteurs. Cet échange réalise la valeur produite dans la sphère de la production. Comment faut-il entendre « réaliser »? Pour répondre, il nous faut d’abord comprendre ce que sont la substance et la grandeur de la valeur.
4 – Substance et grandeur de la valeur
Jusqu’ici, nous n’avons défini la valeur que comme la forme des moyens de production et subsistances que les producteurs privés indépendants échangent entre eux pour reproduire leur activité productive. Dans un modèle social proprement capitaliste, cela se structure en deux branches de production, celle qui produit les moyens de production et celle qui produit les subsistances des prolétaires. Nous verrons plus loin comment envisager la consommation des capitalistes.
La valeur, comme forme, est engendrée dès que la division du travail est aussi division de la propriété. C’est ce qui fait apparaître les producteurs privés indépendants et, dans un même mouvement, le marché. Le développement du marché est la conséquence des progrès de la division sociale du travail, et non l’inverse. Et comme nous l’avons dit, la division sociale du travail s’explique par le fait qu’elle équivaut à une augmentation de la productivité du travail. Mais nous avons vu aussi que cette hausse de la productivité n’est pas simplement l’accélération du travail pré-existant, mais une transformation formelle-matérielle du procès de travail. Le travail valorisant n’est pas le travail pré-valeur plongé dans les conditions du marché, mais une forme propre, spécifique, de travail. Cette forme se définit par la recherche constante de la productivité et de la normalisation.
Il faut maintenant examiner le contenu de cette forme pour comprendre comme les échanges sont régulés par la mesure de la valeur.
4.2 Le temps, substance de la valeur
Nous avons vu (chapitre 2) la difficulté que rencontrent Marx et Roubine dans la définition de la substance de la valeur. Non seulement leur définition du travail abstrait est pleine d’hésitations, mais de plus le travail abstrait mort qui est censé être la substance de la valeur est introduit sans aucune explication. La « cristallisation » du travail vivant, activité productrice de valeur, en travail mort, substance de la valeur, ne fait l’objet d’aucun développement spécifique. Peut-être convient-il donc de se demander, en premier lieu, la raison d’être de cette notion de substance de la valeur. Pourquoi faut-il que la valeur ait une substance? La réponse se fait à plusieurs niveaux.
4.2.1 Inscription du travail valorisant dans la marchandise
D’une part, la substance de la valeur qui vient s’inscrire dans la marchandise est la marque que la source de la valeur est bien le travail. Le travail cristallisé en travail mort « prouve » que la source de la valeur est le travail vivant. Dire que la substance de la valeur est le travail mort, c’est surtout dire que la source de la valeur est le travail. Rappelons que, chez Marx et Roubine, le travail est donné comme la forme normale, éternelle, des échanges entre l’homme et la nature. Le produit du travail comme valeur d’usage (au sens marxien) n’est pas différencié comme valeur. Une table est une table, qu’elle soit marchandise ou non. Ce sont en dernière analyse les conditions sociales (marchandes) où se déroule ce travail qui font qu’il produit de la valeur. En définissant une substance de la valeur comme travail cristallisé et en la déposant dans le produit du travail, l’analyse marxienne assure que, bien que forme indifférenciée des échanges entre l’homme et la nature, ce travail est bien la source de la valeur que le produit contient manifestement (comme on le voit au moment de l’échange). Mais chez Marx et Roubine, il ne l’est qu’après avoir été aussi défini comme travail abstrait.
La question du lien entre le travail et la valeur se pose différemment dès lors que nous avons défini la valeur comme une forme sociale spécifique, mais concrète, des produits du travail que nous avons spécifié comme différent du travail pré-marchand. En raison de la recherche permanente de la productivité et de la normalisation, les objets que le travail valorisant produit portent concrètement la marque de ce qu’ils sont valeur, et de même le travail qui les produit ne peut pas être autre chose que travail valorisant, source de valeur. A ce niveau, donc, la notion de substance de la valeur ne nous est pas utile. La valeur imprime aux moyens de production et aux subsistances une forme concrète qui est manifestement reliée au travail valorisant. Celui-ci n’est pas abstrait, mais est défini matériellement par la productivité et la normalisation.
4.2.2 La substance de la valeur comme ce qui circule
D’autre part, la substance de la valeur est « ce qui circule » dans la société marchande. Si une quantité de valeur déterminée passe d’un producteur à l’autre, il faut bien que ce qui est ainsi transféré ait une substance. Ce point mérite qu’on s’y arrête.
Quels sont les cas où il y a transfert de valeur? Il faut tout de suite éliminer l’échange égal entre deux échangistes. Là, il n’y a pas transfert de valeur, mais simple permutation des formes de la valeur, argent contre marchandise par exemple.
Ensuite, peut-on parler de transfert de valeur entre les moyens de production et la marchandise produite? La machine, par son fonctionnement même, transfère peu à peu sa valeur aux produits. Ce point de vue couramment retenu dans la littérature marxiste consiste à poser que la machine est une cristallisation de travail et que son usure consiste en quelque sorte à faire passer les dits cristaux dans le produit. C’est une façon compliquée de parler d’amortissement. Celui-ci est calculé d’ordinaire de façon monétaire. Si une machine qui a couté 1000 permet de fabriquer 1000 marchandises avant de rendre l’âme, on comptera 1, représentant l’usure de la machine, dans le coût de revient de chaque marchandise individuelle. Ces calculs monétaires ne sont que l’expression de ce calcul en temps de travail que revendique le GIK. Nous l’avons déjà remarqué, le GIK exprime dans son plan la pure vérité de la valeur au moment même où il croit la dépasser. Tout ceci revient à dire que le transfert de la valeur de la machine aux marchandises qu’elle permet de produire n’est rien d’autre qu’une répartition du temps de travail de la société tout entière sur deux groupes de produits: le temps qu’il a fallu pour produire la machine s’ajoute, au prorata de la masse des marchandises produites, aux autres temps qui sont nécessaires à la fabrication de cette marchandise.
Il faut enfin parler de transfert de valeur dans le cas des échanges inégaux. Ceux-ci résultent normalement de la diversité des conditions de production dans une même branche. Soit une branche donnée produisant une marchandise déterminée. La valeur que vont devoir payer les autres branches pour acheter cette marchandise s’établit comme la moyenne des valeurs propres de chaque producteur de la branche. Autrement dit, si la plupart des producteurs procèdent à un échange égal avec leurs acheteurs, d’autres, qui sont soit plus productifs soit moins productifs que la moyenne, procèdent à des échanges inégaux. Dans le premier cas, il y a simple permutation des formes de la valeur. Dans le deuxième cas, cette permutation est assortie d’un transfert de valeur. Voyons cela de plus près et cherchons à comprendre ce qui est transféré.
Soit une marchandise M, dont la valeur sur le marché est représentée par une somme d’argent A. La formule moyenne, représentative de la branche, est, pour une marchandise produite:
C+V+PL = A
La valeur de M est faite de l’addition de la valeur du capital constant consommé dans sa production (C) et de la valeur nouvelle ajoutée par le travail vivant (V+PL). Tous les acheteurs des autres branches paient cette somme, reconnue socialement comme la valeur de la marchandise, et semblent donc faire un échange normal, une simple permutation des formes de la valeur, M contre A. Cependant, certains producteurs de notre marchandise M sont plus ou moins productifs que la moyenne. Quand ils vendent leur produit contre A, c’est-à-dire à sa valeur reconnue socialement, ils vendent un produit qui correspond à une formule différente de la moyenne, à savoir:
C+V+PL+D = A
indiquant que la valeur particulière de leur marchandise est inférieure ou supérieure à la moyenne, selon que D est positif ou négatif. Autrement dit, l’échange est inégal. D’une façon ou d’une autre, plus de valeur s’échange contre moins de valeur. Le capitaliste plus productif que la moyenne apporte sur le marché une marchandise qui contient moins de travail que la moyenne, et va cependant obtenir la somme A en la vendant. Il fait manifestement un gain. Et inversement pour le capitaliste moins productif que la moyenne. Sa marchandise contient plus de travail que la moyenne, mais il ne va recevoir que A en contrepartie. Y a-t-il alors transfert de valeur entre les échangistes? Cela dépend des cas.
Marx, dans le chapitre sur l’égalisation du taux de profit[7], écrit que, en condition d’équilibre normal,
« les marchandises dont la valeur individuelle est au-dessous de leur valeur de marché[8] réalisent une plus-value supplémentaire, ou surprofit, tandis que celles dont la valeur individuelle excède la valeur de marché ne peuvent pas réaliser une partie de la plus-value qu’elles contiennent ».
Pour notre analyse, cela revient à dire que dans le cas où le producteur qui ne correspond pas à la moyenne est plus productif que celle-ci, , lorsque D est positif, la différence apparaît comme une plus-value extra. Tout se passe comme si les travailleurs du capital plus productif avaient travaillé plus longtemps. Inversement, dans le cas où le producteur qui ne correspond pas à la moyenne est moins productif que celle-ci, D est négatif, et tout se passe comme si les travailleurs avaient ici travaillé moins longtemps. Dans le premier cas, le capitaliste plus productif a échangé moins de valeur contre plus de valeur. Cela revient à dire que le reste de la société, représenté par l’acheteur, a travaillé D heures pour lui, gratuitement. Inversement, dans le cas du capitaliste moins productif que la moyenne, D est négatif. Ce capitaliste a travaillé gratuitement D heures, mais ici personne n’en profite : en payant la valeur A, l’acheteur de ce capitaliste lui indique que les D heures qu’il a travaillé (ou fait travailler) en plus que la moyenne ne peuvent pas s’insérer dans la division sociale du travail. On remarquera en passant la dissymétrie des deux situations, qui découle du lien fondamental qu’il y a entre valeur et productivité. La société paie une prime au travail plus productif que la moyenne, mais le travail moins productif est laissé pour compte.
Finalement, qu’est-ce qui a circulé dans ce mécanisme de la valeur moyenne d’une branche? Du temps de travail, si on peut dire que le temps circule. Il n’y a vraiment eu transfert de valeur que dans l’échange entre le capitaliste plus productif et son acheteur, et dans ce cas ce transfert a consisté à ce que, sans le savoir, l’acheteur a consacré gratuitement D heures de travail au vendeur, qui les a comptées comme plus-value extra.
Ce à quoi on parvient après ces considérations, c’est qu’il n’est pas besoin de définir la substance de la valeur comme une cristallisation difficile à comprendre du travail vivant en travail mort. Pour comprendre comment la valeur circule et se transfère entre différents moments de son cycle, il suffit de compter les heures de travail. Si donc la valeur doit avoir une substance, on dira que c’est le temps. Marx dit quelque part que toute économie est économie du temps. C’est une remarque très profonde, qu’il n’a cependant pas exploitée jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à poser que toute vraie libération passe par la fin de la contrainte de temps sur l’activité productive, c’est-à-dire par l’abolition de la productivité. Le temps est la seule substance, s’il faut garder ce terme, de la valeur. Ce temps ne donne lieu à aucune cristallisation. Mais il s’impose avec ses rythmes et ses subdivisions précises, comme ce qu’aucun producteur de valeur ne peut ignorer s’il veut réussir son insertion dans la division générale du travail.
4.2.3 La substance de la valeur comme ce qui se mesure
Nous sommes partis à la recherche de la substance de la valeur d’abord parce qu’il fallait que le lien entre le travail et la valeur soit marqué par le dépôt, dans le produit du travail, de quelque chose qui soit la marque que le travail est bien la source de la valeur. Nous avons vu que cette démarche n’est plus nécessaire dans les conditions nouvelles où nous abordons la question de la valeur. Ensuite, nous avons recherché la substance de la valeur en tant que ce qui circule dans la société marchande, soit entre les moyens de travail et les produits du travail, soit entre les membres de la société marchande quand il y a transfert de valeur. Nous avons trouvé alors que, s’il y a quelque chose qui circule, c’est simplement du temps (de travail).
Le temps, comme dans le projet du GIK, apparaît ainsi comme la chose qui compte et qui se compte. Chaque producteur privé indépendant se rapporte au travail de la société tout entière en comptant, d’une façon ou d’une autre, le temps que cela lui coûte et que cela lui rapporte. Dans ces conditions, on peut dire que le temps est la substance de la valeur, dès lors qu’il est entendu que c’est le temps des membres de la société marchande, à savoir des producteurs, et que donc c’est du temps de travail dont on parle. Marx arrive à des formulations proches de ce point de vue dans la Critique de l’Economie Politique:
« Le temps de travail matérialisé dans les valeurs d’usage des marchandises est à la fois la substance qui en fait des valeurs d’échange, donc des marchandises, et la mesure qui détermine la grandeur de leur valeur… En tant que valeurs d’échange, toutes les marchandises ne sont que des mesures déterminées de temps de travail coagulé. »[9] (souligné par Marx)
Le temps est à la fois substance et mesure de la valeur. Pourquoi Marx ajoute-t-il que ce temps est « coagulé » dans le produit du travail? Est-ce, comme nous l’avons dit plus haut, pour assurer que le travail vivant laisse quelque chose dans la marchandise « prouvant » qu’il est la source de la valeur? Quoi qu’il en soit, Marx reprend la dernière phrase du passage cité ci-dessus dans la première édition du Capital, mais la supprime dans l’édition française de Roy. Là, le temps n’intervient plus que comme mesure de la valeur, tandis que les considérations sur la substance sont entièrement dominées par la notion de cristallisation, ou coagulation, ou gélification, etc. M. Rubel suggère que c’est par souci de simplification que Marx a supprimé le passage sur le temps de travail coagulé, et il s’en félicite, trouvant la formulation finalement retenue dans l’édition Roy beaucoup plus claire. La formulation retenue dans cette version « simplifiée », que nous avons étudiée dans le deuxième chapitre de notre recherche, est cependant moins satisfaisante que l’approche esquissée dans la Critique…
Pour nous en tout cas, les choses sont plus simples. Si le temps est la substance de la valeur, la mesure de la valeur se fait tout normalement comme la mesure du temps, en jours, heures, etc. Et de même que dans le premier chapitre du Capital, la valeur d’une marchandise se mesure comme moyenne des valeurs individuelles au sein d’une même branche.
4.3 Echange des marchandises, réalisation de la valeur
Revenons à la réalisation de la valeur. Peut-on dire, en suivant la problématique de Marx, et surtout de Roubine, que la valeur a besoin d’être réalisée parce que le travail qui l’a produite est abstrait ? Il n’est pas besoin d’aller jusque là pour donner son rôle à l’échange. Ainsi que nous l’avons dit plusieurs fois, l’échange est le moment nécessaire où seul se vérifie l’insertion du producteur privé dans le travail social général. Cela ne signifie pas que, avant cet échange, aucune valeur n’a été produite. Rappelons que c’est cependant le point de vue dont Roubine n’arrive pas à se défaire (cf. chapitre 2). Pour lui, c’est dans le procès d’échange que le travail concret
« acquiert … des propriétés sociales qui en font un travail social, abstrait, simple et socialement nécessaire » (Essais, p. 174)
Pour nous, ce détour par le marché n’est pas nécessaire pour comprendre ce qu’est le travail producteur de valeur. Dès avant l’échange, nous l’avons identifié comme travail spécifiquement et concrètement formaté par les conditions où se trouvent les producteurs privés indépendants. Dans ces conditions, l’échange réalise la valeur, mais dans un sens beaucoup moins radical que chez Roubine.
En premier lieu, l’échange vérifie, ou constate, l’échangeabilité du produit du travail. On l’a déjà dit plusieurs fois : tant que l’échange n’a pas eu lieu, il n’est nullement certain que le pari qu’a fait le producteur privé pour s’insérer dans la division sociale du travail est gagnant. La première façon de gagner ce pari, c’est évidemment de vendre. La deuxième, c’est de vendre à un bon prix.
C’est là que, en deuxième lieu, intervient l’échange – ou plutôt les échanges. Car la valeur socialement reconnue d’une marchandise est une moyenne, établie par la pratique de nombreux échanges de la même marchandise. C’est à ce moment seulement que la société des producteurs privés va connaître ce qu’est le temps de travail socialement nécessaire à la production de cette marchandise. L’échange fixe à tout moment ce qu’est la norme de la productivité requise pour la production de chaque marchandise. Ici non plus, la réalisation de la valeur ne veut pas dire que l’échange crée la valeur. Mais il ramène toutes les valeurs individuelles à une valeur moyenne sociale, et avons vu (§ 4.2.2) que cela entraîne pertes et gains pour les producteurs qui ne travaillent pas dans les conditions sociales moyennes.
Et de ce point de vue, en troisième lieu, l’échange est un des lieux de la dévalorisation, au sens de destruction de valeur. Lorsque l’échange est tenté mais n’a pas lieu, ou lorsqu’il se fait en dessous de la valeur individuelle de la marchandise, la réalisation de la valeur consiste en sa destruction totale ou partielle. Ce point mérite d’être souligné. Marx termine la première partie du premier chapitre du Capital par la remarque suivante :
« Aucun objet ne peut être une valeur s’il n’est une chose utile. S’il est inutile, le travail qu’il renferme est dépensé inutilement, et conséquemment ne crée pas de valeur. (Pléiade, I, p. 568)
Or; dès lors qu’on rejette les considérations morales, comment évaluer l’utilité d’une chose autrement qu’en lui faisant subir le test de l’échange ? Certes, on pourrait dire que le charbon, même invendable en raison d’une crise de surproduction, est un objet utile pour ceux qui ont froid. Mais si on adopte le point de vue normal de la société marchande, ce n’est pas la bonne réponse. L’utilité du charbon, sa capacité à chauffer celui qui a froid, existe dans tous les cas. Mais sa valeur d’utilité se réalise ou non selon que l’échange se fait ou non. Dans le cas où il ne trouve pas d’acheteur, le charbon excédentaire ne réalise ni sa valeur d’échange ni sa valeur d’utilité. Tout cela pour dire que la question de l’utilité d’un travail particulier s’évalue selon sa capacité à s’insérer dans le travail social général en fonction de sa valeur d’utilité et de sa valeur d’échange, et que l’utilité « naturelle » de la marchandise n’a rien à voir avec la question. Dans le cas où l’insertion ne se fait pas, l’échange est aussi le moment où de la valeur produite est détruite. Cela fait aussi partie de sa réalisation.
Tel est donc le statut qu’il faut donner à l’échange dans la définition de la valeur : vérification de l’échangeabilité, moyenne des valeurs individuelles et dévalorisation. Il intervient sur cette base dans la loi de la valeur pour la répartition du travail social entre les différentes branches. Mais ceci est une autre question.
5 – Travail simple, travail complexe
Au chapitre 2, nous avons laissé en plan la question du travail qualifié. Rappelons que Marx n’est pas parvenu à régler cette question. Roubine lui-même est d’accord là-dessus. Mais, bien qu’il entre dans beaucoup plus de détail, il propose finalement la même optique que Marx. A la question de savoir pourquoi et comment le travail qualifié crée plus de valeur que le travail simple dans le même laps de temps, les deux donnent des réponses qui, en fin de compte, reviennent à dire que c’est parce que le travail qualifié coûte plus cher que le travail simple. Je ne reviens pas sur les formulations de Marx. Quant à Roubine[10], il dit que le produit du travail qualifié a plus de valeur que celui du travail simple parce qu’il résulte non seulement du travail direct du travailleur qualifié, mais aussi du travail de ses formateurs et même du travail d’apprentissage de l’apprenti en formation. De plus, dit Roubine, il faut tenir compte du taux de réussite des apprentis formés. Si, pour obtenir un bijoutier qualifié, il faut en former trois, dont deux échouent à obtenir la qualification, le travail des formateurs et des apprentis qui entre dans le travail du travailleur qualifié est multiplié par trois.
Cette optique revient encore à expliquer la capacité du travail qualifié à créer plus de valeur que le travail simple par le coût de la formation du travailleur qualifié. Car le travail des formateurs ne peut pas être compté comme du travail vivant au moment où le travailleur qualifié travaille. Il doit être compté dans le coût de production de la force de travail qualifiée. Le fait que celle-ci coûte plus cher que la force de travail simple implique que la marchandise produite coûte plus cher, mais pas qu’elle contient plus de valeur nouvelle. Une heure de travail du bijoutier coûte-t-elle le double d’une heure de travail du forgeron? Le capitaliste devra compter ce surcoût dans le prix des bijoux, mais cela ne nous dit rien de la valeur nouvelle créée par le bijoutier ou le forgeron. Une autre voie est envisageable. Le travail qualifié, dit Marx, est un travail « de puissance supérieure ». C’est cette puissance supérieure qu’il faut expliquer. Et l’explication vient d’elle-même dès qu’on renonce à l’option physiologique du travail créateur de valeur. Considérons le travail valorisant tel que nous l’avons défini en termes de productivité et de normalisation, et comparons le travail simple et le travail complexe. A peu de choses près, la dépense de nerfs et de muscles est la même par unité de temps. Si cette dépense est de la création de valeur, alors le travail complexe ne crée pas plus de valeur que le travail simple. Marx, cependant, a raison de parler du travail qualifié comme d’un « travail d’intensité supérieure, de poids spécifique plus élevé » (Critique de l’Economie Politique, Pléiade I, p. 282). Car le temps de travail du travailleur qualifié est comme du temps compressé. La formation qu’il a reçue lui permet de gagner du temps par rapport au travailleur non qualifié. Si le capitaliste donne une tâche qualifiée à un travailleur non qualifié, ce dernier devra apprendre sur le tas, avancer lentement, échouer et recommencer, avant de parvenir à l’exécution correcte de la tâche. Autant d’heures de travail simple dépensée inefficacement, là où un travailleur qualifié aurait fini la tâche en un tournemain. Le supplément de valeur créé par le travail qualifié correspondrait à cette économie de temps. En passant par l’économie de temps que permet le travail qualifié, je propose une explication qui, sans toutefois permettre de calculer le rapport entre le temps du forgeron et celui du bijoutier, laisse entièrement à part les questions du salaire et du coût de reproduction de chacune de ces forces de travail. Et en ramenant la question à celle du temps, nous restons dans la problématique de la substance de la valeur, telle que nous avons essayé de la redéfinir.
Pour essayer de comprendre la valeur, nous ne sommes pas partis de la marchandise, comme Marx dans le premier chapitre du Capital, mais de la production capitaliste reposant sur ses propres bases. La valeur nous est d’abord apparue comme le vaste système d’interdépendance entre les capitaux, eux-mêmes en continuelle croissance, division et multiplication. Le secret de la valeur, c’est la division du travail sous la forme de la division de la propriété. Celle-ci répond à la nécessité de l’augmentation de la productivité du travail. Quant à cette dernière, elle n’obéit pas à un quelconque impératif abstrait de progrès des forces productives, mais correspond à la recherche d’une meilleure exploitation du travail. L’exploitation du travail, enfin, ne requiert pas d’explication, elle est la forme normale et nécessaire du travail[11].
Si l’exploitation du travail est la cause première de la division du travail/division de la propriété, il faut en déduire que l’échange n’est pas le mécanisme central du développement de la valeur. Ce qui est une autre façon de dire que le rapport social fondamental entre les hommes, c’est l’exploitation du travail, et non pas l’interdépendance des producteurs privés qui se rencontrent sur le marché. Marx, et tout le monde à sa suite, parle du marché comme de l’endroit où se forment les rapports sociaux entre les producteurs. C’est donner au terme de « rapport social » un sens bien spécifique, et plutôt étroit, puisqu’il ne s’agit que de la matrice générale des branches de production et de leurs rapports input/output (selon le terme des économistes). Ici, « rapport social » est identique à « économie ». Ces rapports entre producteurs ou branches sont certes indispensables à l’existence du travail social comme un tout mais, justement, ces rapports ne vont pas au-delà de l’économie. Les « critiques de la valeur » ont raison de dénoncer la réification de ces rapports et leur apparente absurdité, mais ils ont tort de s’arrêter là. Les producteurs privés indépendants du premier chapitre du Capital, ce sont des capitaux, avec patrons et salariés. Ces capitaux ont des rapports entre eux car ils sont interdépendants. Ces rapports sont ceux de l’échange, et on peut bien les appeler « rapports sociaux ». A condition de ne pas négliger l’essentiel: derrière la complémentarité des capitaux individuels, qui se vérifie en effet par l’échange, il y a la lutte des classes entre patrons et salariés autour de la production de la valeur nouvelle (v+pl).
Nous avons vu que la production de valeur peut s’analyser de façon analogue à ce que fait Marx dans le Capital, à savoir en faisant abstraction des qualités spécifiques du travail concret. Mais, ce faisant, nous sommes arrivés à la conclusion que, en quelque sorte, le travail abstrait est concret. Ce que nous avons appelé le travail valorisant est en effet l’activité de recherche de productivité et de normalisation, comme moment du travail, que tous les travaux de tous les producteurs privés doivent nécessairement développer conjointement à leur travail concret, de par leur statut même de producteurs privés. Cette recherche n’est pas quelque chose de plus que les patrons inventent pour gagner plus. De même que tout travail – et tout activité humaine à vrai dire – est dépense de muscles et de nerfs, de même toute production de valeur ne peut exister que comme recherche de productivité et de normalisation. Ceci est la façon de définir la valeur directement au niveau de la production. Il faut en conclure que le travail qui produit la valeur est concrètement spécifié par le fait qu’il est travail valorisant. Dans la société capitaliste actuelle, quel que soit l’objet considéré, du plus simple au plus compliqué, la façon de produire et la valeur d’utilité qui en résulte n’ont rien de naturel ou de normal. Les définir comme simple échange organique avec la nature est totalement insuffisant, car toute l’activité est spécifiée comme production de valeur. Il faut en conclure aussi que l’abolition de la valeur ne sera pas la libération de ce travail, de ces forces productives, mais une révolution complète de la façon d’envisager le rapport immédiat des hommes entre eux, à la nature et la production sociale.
septembre 2012
[1] Dans tout ce qui suit, nous employons « subsistances » pour désigner le panier de marchandises nécessaires à la reproduction des prolétaires.
[2] Nous mettons de côté, pour le moment, la consommation des capitalistes, que nous examinerons à part.
[3] voir B. Astarian : Le Travail et son Dépassement, première partie.
[4] Pour nous, le fait même que le communisme renie la notion de productivité fait que la notion de développement des forces productives n’a plus de sens. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’inventera pas des machines perfectionnées capables de produire vite beaucoup de choses, et sans effort inutile.
[5] Rudolf Hilferding: Le Capital Financier, Ed. Minuit, 1970, p. 493
[6] Le Capital, Pléiade, I, p. 606.
[7] Marx, Capital, L. III, Pléiade II, p. 971.
[8] La valeur de marché est définie comme « la valeur moyenne des marchandises produites dans un secteur [ou] comme la valeur individuelle des marchandises produites dans les conditions moyennes de ce secteur et constituant la grande masse de ses produits » (Marx, Capital, L. III, Pléiade II, p. 971)
[9] Marx: Critique de l’Economie Politique, Ed. Pléiade, t.1, p. 280-281. Souligné par Marx.
[10] Roubine, Essais…, p. 217 sq
[11] Voir B. Astarian : Le Travail et son Dépassement, Senonevero Ed., 2001, I° Partie