Ménage à trois: Episode 12 – Le ménage à trois dans la crise qui vient (deuxième partie)
Dans l’épisode précédent, nous avons entamé une réflexion prospective sur ce qu’il pourrait advenir au ménage à trois de la lutte des classes dans la prochaine crise du capital. Après avoir envisagé la question du point de vue du capital et des capitalistes, nous l’abordons maintenant de celui des classes salariées, d’abord ensemble (interclassisme radicalisé), puis pour le seul prolétariat (insurrection?). Nous suivrons le plan suivant :
2 – La CMS et le prolétariat dans la crise qui vient
2.1 – Introduction : restructuration et/ou insurrection
2.2 – Radicalisation des luttes interclassistes dans la prochaine crise
2.2.1 – Devenir de la CMS dans la crise
2.2.1.1 – Paupérisation et prolétarisation de la CMS
2.2.2 – Caractéristiques générales de l’interclassisme radicalisé
2.2.2.1 – Engagement croissant du prolétariat
2.2.2.2 – Objectifs des luttes
2.2.2.3 – Pratiques de lutte de l’interclassisme radicalisé
2.2.2.4 – Du nationalisme à l’ultra-nationalisme
3.1 – Définition de l’insurrection
3.1.1 – Saisie de moyens de production
3.2 – Facteurs de déclenchement d’une insurrection dans les zones centrales à notre époque
3.2.1 – Destructuration des circuits de la reproduction prolétarienne
3.2.2 – Dénationalisation de la négociation et de la législation sociales
3.3 – Hypothèses sur une insurrection à venir
3.3.1 – Déclenchement de l’insurrection
3.3.2 – Devenir de la CMS durant la phase insurrectionnelle
3.3.3 – Nécessité historique de l’insurrection prolétarienne
3.4 – Communisation et dépassement du ménage à trois
3.4.1 – Travail manuel et travail intellectuel
3.4.2 – La production comme bricolage
3.4.3 – Nécessité, liberté, conscience
2 – La CMS et le prolétariat dans la crise qui vient
2.1 – Introduction : restructuration et/ou insurrection
La crise qui vient sera historique. Elle sera plus qu’une crise périodique d’ajustement des capacités de production. En raison de l’énorme dévalorisation qui se profile, en raison de l’accumulation massive de crédit non-remboursable, en raison de la généralisation potentielle de la numérisation, le MPC est mûr pour un changement de paradigme. On entend par là une transformation dans la formule de l’extraction de la plus-value qui serait si radicale qu’elle changerait non seulement le travail immédiat des prolétaires et des membres de la CMS, mais aussi l’ensemble du mode de vie des trois classes du MPC en domination réelle. Le changement serait équivalent à celui que le taylorisme et le fordisme ont provoqué à leur époque. Les axes d’une restructuration fonctionnelle à une éventuelle relance de l’accumulation après la crise sont donnés par la nature même des blocages qui la rendent nécessaire du point de vue du capital dans son ensemble : salaires trop élevés, excédents de capital, obstacles oligo- ou monopolistiques à la baisse des prix et à la circulation des gains de productivité. Comme la baisse des salaires ne peut qu’être limitée quand elle se fait par la paupérisation absolue, une relance de la plus-value relative s’impose.
Une étude de l’OCDE constate le ralentissement de la hausse de la productivité dans les pays de son ressort, et l’explique moins par la stagnation de la productivité dans les 5% d’entreprises les plus avancées que par le retard croissant des autres entreprises en matière de productivité. À son tour, ce retard est expliqué comme suit :
« Nous soutenons que la divergence croissante dans la productivité globale des facteurs – et le ralentissement mondial de la productivité en général – peuvent refléter un ralentissement dans le procès de diffusion des technologies. Cette stagnation peut être le reflet des coûts croissants pour les entreprises en retard dans leur transition d’une économie basée sur la production vers une autre basée sur les idées (sic, nda). Mais cela pourrait aussi être symptomatique de l’augmentation des barrières à l’entrée et de la constestabilité déclinante des marchés ». (Dan Andrews, Chiara Criscuolo, Peter N. Gal, The Best versus the Rest : the Global Productivity Slowdown, Divergence across Firms and the Role of Public Policy, « OECD Productivity Working Papers », n. 5, novembre 2016, p. 12).
Que la faible croissance de la productivité des entreprises à la traine soit due à leur incapacité de financer leur modernisation ou à la clôture oligopolistique des branches où l’innovation est la plus poussée, dans les deux cas c’est la diffusion du progrès technique qui est entravée. Et donc aussi la baisse des prix, tant dans les échanges entre branches oligo- ou monopolistiques qu’entre ces dernières et les branches du secteur ouvert. Les prix élevés qui en résultent s’appliquent aussi aux subsistances du prolétariat et de la CMS, et entravent donc le mécanisme de la plus-value relative. Une telle constatation donne à la restructuration éventuelle du capital une partie au moins de son programme.
Rappelons que, dans sa formule actuelle, l’exploitation du travail repose de plus en plus sur la plus-value absolue. Dans les aires centrales, les capitalistes cherchent à augmenter la rentabilité de leurs entreprises surtout par l’allongement/densification de la journée de travail et autres méthodes permettant de maintenir les niveaux actuels de productivité tout en réduisant au minimum l’investissement en capital fixe. Une bonne partie des gains de productivité actuellement impulsés par la numérisation consistent à densifier la journée de travail sur la base du procès de travail existant, plutôt qu’à le révolutionner. Cette production de plus-value absolue est un autre profit extra que les capitaux oligo- et monopolistiques gardent pour eux (cf. Épisode 11, § 1.1.1). Or pour relancer la plus-value relative, c’est-à-dire pour dévaloriser le panier des subsistances, il faudrait relancer non seulement la hausse de la productivité, mais aussi la diffuser dans toutes les branches de la production capitaliste.
Pour le moment, les capitalistes des zones centrales persistent à pallier la faiblesse des gains de productivité en compressant le panier des subsistances. Cette formule se bloque progressivement, et il va falloir une crise de grande ampleur pour faire sauter les obstacles qui s’opposent à une relance de la plus-value relative. Celle-ci passera notamment par la mise en place des conditions d’une généralisation du potentiel productif de la numérisation, ainsi que de la prise en charge de la population excédentaire que cette généralisation va engendrer. Un nouveau compromis social est nécessaire, qui n’aura pas grand-chose à voir avec celui du fordisme et du post-fordisme. Le dépassement du post-fordisme ne sera pas un retour au fordisme, pas plus au niveau du welfare qu’au niveau du procès de travail. La numérisation systématique va accroître fortement le caractère discontinu, fragmenté, de la vie de travail des salariés. S’il doit y avoir une nouvelle époque historique d’accumulation du capital, il faudra que le ménage à trois de la lutte des classes retrouve un apaisement relatif après les luttes de la période de crise. Cela passera non seulement par une baisse de la valeur des subsistances, mais aussi par un nouveau welfare. Cela participera d’une transformation qualitative et plus large des modes de vie, des façons de reproduire la force de travail. L’habitat, les transports, la santé et les loisirs seront particulièrement concernés. Mais c’est toute la vie, urbaine et rurale, qui sera bouleversée si le capital parvient à se restructurer à l’issue de la prochaine crise. Ce sera le retour à l’exploitation ordinaire, mais selon la nouvelle formule de la plus-value. Nous définissons celle-ci par les éléments suivants : automatisation/numérisation systématique du travail et de la vie, précarisation générale des salariés (au moins prolétariat et CMS inférieure), revenu universel, réduction des oligo- et monopoles, le tout débouchant sur un nouveau degré d’« inessentialisation du travail ».
Mais la tentative de restructuration peut être contrariée par une insurrection prolétarienne. Entre l’éclatement de la crise et la stabilisation cohérente de ses résultats, il y aura une phase de luttes intenses qui seront le terrain possible d’un soulèvement insurrectionnel du prolétariat. Les destructions massives qu’imposera la crise, les guerres et bouleversements territoriaux auxquels les pays centraux n’échapperont pas, l’effondrement des salaires réels et les changements dans le mode de vie des prolétaires dans les conditions de la crise sont le préalable et la condition nécessaire à l’émergence, puis à la généralisation d’une formule restructurée de la plus-value. Dans cet intervalle chaotique entre éclatement de la crise et restructuration achevée, la lutte des classes dans sa configuration ternaire se fera dure et accouchera d’un nouvel interclassisme, dont les luttes agiront parfois comme stimulus à la restructuration elle-même. C’est également dans cet intervalle que se trouveront peut-être réunies les multiples conditions d’une insurrection mondiale du prolétariat. La misère du prolétariat est une condition nécessaire, mais non suffisante pour provoquer son soulèvement. Il faut de plus que la crise soit d’un format tel qu’elle déstabilise tous les circuits habituels de la reproduction de la classe (niveau de vie, donc, mais aussi conditions de la vie professionnelle, familiale, politique, syndicale, etc.). C’est précisément ce qui, selon nous, se passera dans la crise qui vient.
La difficulté théorique est ici qu’il n’y a pas de précédent historique à un tel soulèvement. Les dernières insurrections prolétariennes ont eu lieu sur la base d’une structure très différente du rapport entre prolétariat et capital. La révolution allemande de 1918-21 ou l’insurrection de Barcelone en 1936 ne nous donnent que très peu d’indications sur ce que serait une insurrection à notre époque. Dans ce qui suit, on ne pourra cependant pas se passer d’une référence aux insurrections historiques, de la première moitié du XXème siècle notamment, qui se déroulèrent elles aussi dans une situation générale d’épuisement de l’ancienne formule de la plus-value et d’amorce de la nouvelle.
De même que cela s’est passé pour les insurrections de la période pré-fordiste, une insurrection du prolétariat à notre époque peut bien sûr être défaite – ce qui constituerait la meilleure condition de la restructuration elle-même. Pour le moment, il n’est pas possible d’évaluer la probabilité d’une restructuration ou celle d’une insurrection victorieuse. Dans ce qui suit, nous nous limitons à envisager les deux options du point de vue de la mécanique du ménage à trois.
2.2 – Radicalisation des luttes interclassistes dans la prochaine crise
La production industrielle américaine a baissé de 17% pendant la récession de 2007-2009. À titre de comparaison, la chute a été de 52% pendant celle de 1929-1933, et de 33% pendant celle de 1937-1938. Selon nous, la crise qui vient ressemblera plutôt à celle de 1929 qu’à celle de 2008. La liquidation de masses fantastiques de capital fictif ainsi que la dévalorisation accélérée d’une importante quantité de capacités de production, excédentaires depuis des années, engendreront des faillites énormes. Notre hypothèse est que cette crise profonde affectera fortement les pays centraux. Elle aura pour fonction de liquider la formule actuelle de la plus-value, et rendra donc possible la transition à la nouvelle formule de l’exploitation du travail que nous avons définie plus haut.
Dès l’éclatement de la crise, la CMS et le prolétariat seront confrontés à une explosion du chômage et de la précarité, qui engendreront dans les aires centrales des luttes plus radicales que celles de la période récente. Ces luttes se développeront selon deux axes principaux. D’une part elles tenteront de s’opposer à l’aggravation de la formule actuelle de l’exploitation, qui ne disparaitra pas sans résistance d’une fraction des capitalistes. La partie d’entre eux la moins capable ou désireuse d’investir cherchera en effet à augmenter encore la durée du travail, à intensifier toujours plus le travail, à presser la main-d’oeuvre comme un citron. Ce sera notamment le cas de ceux des capitaux petits et moyens qui arriveront à survivre, mais sans avoir les moyens d’instrumentaliser la crise pour se moderniser. Ce sera aussi le cas de certains grands capitaux peu rentables et surendettés. Les salariés de ces entreprises lutteront pour la défense de l’emploi, contre l’aggravation des conditions de travail, contre la paupérisation absolue.
D’autre part, les luttes s’opposeront aux amorces de la nouvelle formule de l’exploitation que la crise favorisera. La partie la plus modernisatrice du patronat cherchera à instrumentaliser la crise pour faire avancer ses réformes : numérisation systématique de la production et de la circulation, et esquisse de nouveaux compromis sociaux par des moyens moins onéreux que la protection sociale actuelle. On pense en particulier au revenu universel, qui pourrait être le cœur d’un nouveau new deal. Ce revenu universel ne serait rien d’autre qu’un guichet unique où seraient rassemblées toutes les prestation actuelles versées aux salariés : assurance maladie, retraite, indemnisation du chômage, aides diverses. Le revenu universel serait versé à une grande partie des salariés, et serait évidemment inférieur à la somme des prestations sociales actuelles. Une part au moins des salariés, celle qui dispose encore d’une protection sociale convenable, voudra s’opposer au démontage des restes du compromis fordiste. Elle voudra garder son assurance maladie, sa retraite, etc. Pour ce qui est du travail lui-même, les patrons modernisateurs seront aussi favorables à la généralisation des contrats courts et à un turn-over élevé de la main d’oeuvre. Ils prôneront le revenu universel comme filet de sécurité, assorti – à moyen terme, pas immédiatement – d’une baisse du temps de travail individuel.
La situation du prolétariat et de la CMS en lutte dans la crise qui vient se caractérisa donc par un double refus : refus de l’exacerbation de l’ancienne formule de la plus-value d’une part, refus des amorces de la nouvelle formule en gestation de l’autre. On verra cependant que les choses sont plus complexes, car aucune des deux classes salariées n’est un bloc homogène. Mais tel est, de façon très générale, le cadre dans lequel la radicalisation de la lutte des classes va s’inscrire, dans sa forme interclassiste notamment (bien que les luttes quotidiennes de chaque classe seule demeurent possibles).
2.2.1 – Devenir de la CMS dans la crise
Tout au long de ce feuilleton, nous avons mis en évidence les difficultés de la CMS depuis le début de ce siècle. Pour autant la CMS est encore loin d’avoir achevé sa descente aux enfers, surtout dans les pays centraux, auxquels nous nous intéresserons plus particulièrement ici. La crise qui vient les frappera bien plus violemment qu’en 2008. Mais pour savoir ce qu’il adviendra de la CMS dans la crise, il nous faut d’abord expliciter une distinction théorique importante.
2.2.1.1 – Paupérisation et prolétarisation de la CMS
Rappelons la structure du salaire de la CMS : pour sa fraction productive de plus-value (ingénieurs, techniciens, etc.), nous avons vu qu’il est composé de la valeur des marchandises requises pour reproduire sa force de travail, majorée du sursalaire, fraction de la plus-value sociale qui permet de surconsommer et de constituer des réserves (cf. Épisode 2, § 1.1 et 1.2).
Dans une situation où la plus-value devient rare, le capital cherche partout et par tous les moyens à en récupérer. Cela passe notamment par la réduction des salaires de tous les travailleurs, prolétariat et CMS confondus. Pour la CMS, la baisse du salaire porte simultanément sur le travail nécessaire et sur le sursalaire. La réduction du sursalaire est la plus simple à envisager. En faisant pression à la baisse sur le salaire en général, le capital contraint la CMS à réduire sa surconsommation et/ou le volume de ses réserves. Elle partira moins fréquemment en vacance, changera de voiture moins souvent, vivra dans des logements moins bien situés, etc. Bref, la CMS – qui est le support de ce qu’on appelle la société de consommation – achètera moins, ou moins cher. Ou bien elle entamera son patrimoine et son épargne pour maintenir son train de vie. Dans tous les cas, elle va se paupériser.
Quant à la part du salaire qui correspond à la valeur des marchandises nécessaires à la reproduction de la force de travail de la CMS, comment le capital peut-il s’y attaquer sans compromettre les fonctions que remplissent les travailleurs de cette classe ? Il fait la même chose que quand il s’attaque au salaire du prolétariat. Ou bien il garde le même panier de subsistances en réduisant le temps de travail socialement nécessaire pour le produire ; cette solution est actuellement entravée par le ralentissement de la productivité. Ou bien il cherche à restreindre ce panier. Dans ce deuxième cas, il peut d’abord remplacer les marchandises nécessaires à la reproduction de la CMS par d’autres marchandises remplissant la même fonction, mais de moindre qualité (donc moins chères). Cela peut s’appliquer à la qualité des logements, à la puissance des voitures, ou à toute autre marchandise. Il peut ensuite supprimer certaines marchandises du panier, mais alors ne remet-il pas en cause la reproduction de la CMS ? En fait, c’est la classe moyenne qui doit alors arbitrer entre réduire sa consommation de base (alimentation, logement, loisirs, etc.) ou sa surconsommation et/ou son épargne. Mais il y a une marchandise du panier qu’elle ne peut pas supprimer sans se remettre en cause comme classe du travail intellectuel : la formation universitaire de ses enfants (cf. Épisode 2, § 1.1). La perte de celle-ci compromet l’accès à l’encadrement de la production et reproduction capitalistes. Dans ce cas, la CMS va se prolétariser.
La prolétarisation survient donc à la fin du processus de paupérisation, quand la famille n’a plus de sursalaire et doit se reproduire à un niveau inférieur à la valeur précédemment admise de la force de travail des parents (en l’occurrence sans pouvoir financer les études du jeune). Deux temporalités sont envisageables à ce niveau. La prolétarisation peut être transgénérationnelle si elle se fait dans un contexte de dépression longue. Mais elle peut aussi intervenir à très court terme. Cela présuppose une crise catastrophique, où les salaires d’une partie de la CMS descendent très rapidement plus bas que la valeur de sa force de travail, de sorte que la formation ne s’y trouve plus incluse à priori. D’autres cas de figure sont possibles aussi. L’émigration lointaine en est une, dans la mesure ou elle peut impliquer la non-reconnaissance des diplômes acquis dans les pays d’origine. À partir de là, l’ancien membre de la CMS doit entrer sur le marché du travail en tant que force de travail ordinaire – plus ou moins simple ou complexe, mais prolétarisée.
La radicalisation des luttes interclassistes dans la prochaine crise passera par la scission de la CMS. Les approches simplistes qui consistent à dire que la CMS pourrait se ranger en tant que classe derrière le prolétariat grâce à un bon travail de conversion des âmes, ou à dire que la CMS se rallie « spontanément » à la classe qui est momentanément à l’initiative, remplacent par un choix politique ce moment objectif et incontournable qu’est la scission de la CMS dans la crise.
Dans les pays centraux, une paupérisation lente est en cours depuis de nombreuses années et engendre la peur, plus que la réalité, de la prolétarisation. Le tournant de la prolétarisation est annoncé par la bi-polarisation actuelle de la CMS, par le passage progressif d’une structure pyramidale à une structure en sablier de la hiérarchie interne à la classe. Dans la prochaine crise, la bipolarisation de la CMS se muera en scission entre sa fraction inférieure et sa fraction supérieure. Cette scission sera en quelque sorte la preuve du caractère double du salaire de la CMS, au sens où ses éléments constitutifs – valeur de la force de travail et sursalaire – tendront à se dissocier. Cependant, répétons-le : la paupérisation rapide de la couche inférieure de la CMS et la prolétarisation d’une partie d’entre elle ne feront pas disparaître cette classe en la fondant dans la masse du prolétariat.
Le processus que nous décrivons ici comme scission de la CMS comporte en fait plusieurs moments :
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la couche la plus paupérisée de la CMS tombe dans le prolétariat tout court ;
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la couche inférieure se rapproche (socialement et politiquement) du prolétariat, sans pour autant se prolétariser ; elle participe aux luttes interclassistes sur des revendications communes avec le prolétariat ;
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la couche supérieure se démarque (socialement et politiquement) de la couche inférieure qui se rapproche du prolétariat. Elle lutte aux côtés du capital pour défendre son sursalaire.
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Quant à la couche moyenne, elle est réduite à peu de chose en se partageant entre couche inférieure (surtout) et couche supérieure (un peu).
La scission de la classe moyenne consiste donc en ce que ses fractions inférieure et supérieure seront dans des camps opposés. Mais tant que le capital existe, la CMS existe aussi. En revanche sa scission va changer les modalités et le contenu de la lutte interclassiste. Face à la profondeur de la crise, la couche inférieure de la CMS sera contrainte de lutter sur le front économique, et non plus principalement politique. La baisse des salaires, la dégradation des conditions de travail, la mise en place d’une précarité universelle la menacent, au même titre que le prolétariat. On peut donc s’attendre à des luttes économiques communes, des vagues de grèves, des émeutes où la CMS et le prolétariat affronteront les capitalistes, non pas pris isolément dans des conflits d’entreprise, mais à un niveau plus général, sectoriel ou même national. Et tout ça sans oublier l’État, qu’ils attaqueront pour qu’il régente les capitalistes.
2.2.2 – Caractéristiques générales de l’interclassisme radicalisé
2.2.2.1 – Engagement croissant du prolétariat
Une des caractéristiques de la radicalisation de l’interclassisme sera l’engagement croissant du prolétariat dans les luttes. Ceci se reconnaîtra aussi bien dans une plus forte présence numérique des prolétaires que dans la qualité des pratiques, du discours et des revendications. Les mouvements interclassistes de la prochaine crise iront au-delà des propos flous et généraux qui consistent à revendiquer le départ du dictateur ou de la clique au pouvoir, une « vraie » démocratie ou la fin du « système » (comme en Algérie actuellement). Les luttes interclassistes de la période actuelle ne formulent pas de véritable projet de réforme si ce n’est le retour à l’âge béni d’avant la mondialisation, et s’accommodent d’un faux jusqu’au-boutisme qui est en fait le cache-sexe de leur incapacité à formuler des revendications claires et partagées par ses différentes composantes, qui pourraient être l’objet d’une véritable négociation. Par opposition aux traits typiques des mouvements actuels, l’engagement croissant du prolétariat dans un interclassisme radicalisé se reconnaîtra aussi à l’absence d’expressions artistiques et esthétisantes (fussent-elles « populaires » comme à Oaxaca, cf. Épisode 4, § 2.2.7). Au contraire, l’interclassisme radicalisé se concentrera sur la recherche de résultats économiques dans les luttes que la CMS et le prolétariat seront contraints de mener.
2.2.2.2 – Objectifs des luttes
Les objectifs politiques seront secondaires par rapport aux revendications économiques. Celles-ci porteront sur tous les moments de la reproduction des classes salariées. La dureté de la crise, l’urgence des mesures à prendre, pousseront les patrons à attaquer les salariés frontalement. Les attaques porteront aussi bien sur le salaire direct que sur le salaire indirect. Des baisses de salaires directs, générales, auront lieu, mais aussi des baisses des pensions de retraite, des indemnités de chômage. Les baisses se feront aussi sous forme de restriction d’accès à la protection sociale, voire au revenu universel dans la mesure ou il commence à être implanté. Elles seront d’une brutalité sans commune mesure avec les façons déjà connues de faire baisser le niveau de vie des salariés. Les luttes de l’interclassisme radicalisé devront s’engager loin pour tenter de contrer cette dégradation, et certainement bien au-delà des slogans du type « Macron démission ». Le maintien de la protection sociale d’avant la crise, quelle qu’elle soit selon les pays, fera l’objet de nombreux conflits. Comme il est probable que les systèmes de protection sociale hérités du fordisme s’effondreront sous l’impact de la crise, certains patrons seront amenés à en proposer la réforme, qui contrairement à la grande partie des « réformes » actuelles serait une vraie nouveauté : le revenu universel. Une partie des salariés les suivra sur ce terrain. Il fera partie de la radicalisation de l’interclassisme qu’il s’engage en faveur de telles réformes économiques. L’interclassisme actuel se limite plutôt à défendre la protection sociale en place et à s’opposer aux projets de réforme, sans proposer d’alternative. Les luttes interclassistes radicalisées pourront aller au-delà de la simple « défense des acquis ».
Dans un climat de fermetures multiples d’entreprises, les patrons n’auront pas de peine à imposer des baisses de salaire nominal sous peine de perte d’emploi. Outre la lutte à ce niveau salarial immédiat, il s’agira pour les salariés de défendre le droit du travail existant. L’affrontement avec les patrons pourrait notamment se nouer autour de la défense des conventions collectives (de leur existence même). En même temps, pour les tendances les plus réformistes de l’interclassisme radicalisé, il pourrait s’agir de rechercher un nouveau compromis, d’en revendiquer l’adaptation au contexte de crise (revenu universel, partage du travail, réduction du temps de travail). Le même climat de faillites en chaîne et de hausse du chômage favorisera le durcissement des conditions de travail. Cela se passera selon deux modalités principales. Dans les entreprises archaïques, en difficulté, incapables d’investir, les capitalistes se contenteront de laisser les installations sans entretien, de négliger la sécurité, tout en accélérant les rythmes de travail et en multipliant les heures supplémentaires (non payées de plus en plus souvent). Dans les entreprises plus modernes, disposant d’une capacité d’investissement permettant de profiter de la crise pour améliorer leur position concurrentielle, il faut s’attendre à l’extension des systèmes automatiques numérisés, ce qui peut être synonyme d’un travail plus propre, moins dangereux, mais aussi plus surveillé. Il sera difficile aux travailleurs qui n’auront pas été licenciés d’éviter la soumission au contrôle totalitaire que permet la numérisation.
Pour les autres, ils rejoindront les millions d’anciens et nouveaux chômeurs. Mais ce sera en passant par la case défense de l’emploi où, le plus souvent, leur lutte sera un échec. Là aussi, la classe moyenne inférieure se joindra aux prolétaires, par exemple pour tenter d’améliorer les indemnités de licenciement. Les revendications pourront aussi comporter un volet plus politique – en fait de politique économique – en demandant que soit mise en place une politique néo-keynésienne de la demande et des investissements de grands travaux. De telles revendications pourraient être portées aussi par une partie de la couche supérieure de la CMS sous la forme d’une demande de transition écologique (green new deal, etc.).
Le chômage massif s’accompagnera d’une explosion de la précarité, c’est-à-dire des emplois très intermittents, souvent à temps très partiel, et souvent sans versement de cotisations sociales. L’extrême précarité tiendra notamment au fait qu’une partie de cette main d’oeuvre passera entre les mailles du filet de sécurité de la protection sociale, sauf là où des amorces de revenu universel sont déjà en place. La réduction du niveau de vie jusqu’à l’amaigrissement physique et à la baisse de l’espérance de vie s’étendront parallèlement à l’approfondissement de la crise, comme on le voit déjà en Grèce, au Vénézuela et même aux États-Unis. Il faut s’attendre ici à la formation de mouvements de chômeurs massifs, qui demanderont des aides ou le partage du travail, en même temps qu’ils auront des objectifs immédiats de solidarité matérielle. La demande sera aussi celle de subventions ponctuelles pour des soupes populaires, pour des logements de fortune, etc. Sachant qu’en 1932, la seule Bonus Army avait réunit 23.000 chômeurs anciens combattants pendant plusieurs semaines à Washington1, on peut imaginer les mouvements massifs de chômeurs que la prochaine crise engendrera.
Les questions de vie chère et de logement seront omniprésentes dans le prolétariat et la CMS inférieure. La hausse de prix du logement est très générale dans les aires centrales. Elle est l’effet de la recherche spéculative de placements dans des conditions de faibles rendements de l’investissement productif. Elle s’inscrit dans le mouvement général de recherche de rentes chez les investisseurs. On voit déjà, aux États-Unis par exemple, qu’une part croissante de la population doit renoncer à acheter son logement, et est alors confrontée à des loyers très élevés. Certes, on ne peut exclure que la crise introduise assez vite une baisse des prix des logements en raison du grand nombre d’acheteurs ou de locataires insolvables. Mais pour ceux-ci, la baisse de prix sera de peu d’utilité tant leurs revenus auront baissé aussi, et leurs revendications pourront porter sur la mise à disposition de logements ou de terrains inoccupés, ou sur les subventions aux loyers et au crédit. Par ailleurs, la cassure de la « solution chinoise » par le protectionnisme et la désarticulation de la logistique lointaine (cf. Épisode 11, § 1.1.1 et 1.2.3) entraînera une hausse des prix pour d’autres marchandises, notamment pour les biens de consommation courante.
Pour beaucoup des revendications que nous venons d’évoquer, et notamment celles contre la vie chère, l’interclassisme pourra aller jusqu’à s’associer avec la fraction des capitalistes modernisateurs qui tentera de réduire l’influence des oligo- et monopoles qui maintiennent des prix élevés dans plusieurs secteurs importants et pas seulement pour les salariés. On pense notamment à l’énergie et aux services ex-publics privatisés (eau, assainissement, autoroutes, logement, etc.). La lutte contre les rentes et les dépenses improductives sera un des motifs de ces actions, au nom de la baisse des prix, de l’« économie réelle » contre la spéculation, de la libération du foncier pour le logement et/ou de la prise en main du foncier par l’Etat. Signalons qu’un mouvement pour la nationalisation de la grande propriété immobilière s’est déjà formé à Berlin2. Paradoxalement, cette association des salariés à une fraction de capitalistes fait entièrement partie de l’interclassisme radicalisé, au sens où elle rapproche la lutte interclassiste du cœur économique de la crise. Ces capitalistes sont ceux qui instrumentaliseront la crise contre les oligo- et monopoles, permettant de faire baisser le coût de leurs investissements et des salaires de leurs employés. De façon générale, on les trouvera dans les branches ouvertes, qu’il s’agisse de FMN ou de PME. Jusqu’à un certain point, les intérêts de ces patrons et des luttes interclassistes se rejoindront : défense et modernisation du capital par la relance de la plus-value relative. Cette jonction pourrait donner naissance à un courant politique réformiste fort et relativement populaire.
On voit donc que l’interclassisme radicalisé est appelé à couvrir pratiquement tout le champ de la « question sociale ». Selon les circonstances et les combats, les luttes associeront des fractions différentes du prolétariat et de la CMS. Les revendications qu’elles poseront ne seront pas formulées comme un programme exhaustif et unifié, mais il y aura des tentatives politiques d’en formuler un pour confier à l’État la charge du retour à la prospérité (capitaliste ou « socialiste »).
Remarquons aussi que les revendications économiques n’excluent pas les revendications politiques ou politico-économiques adressées à l’État (à quelque niveau que ce soit). C’est à l’État que les luttes demanderont l’instauration ou l’augmentation du salaire minimum, la défense ou la refonte de la protection sociale, la gestion dans un sens ou dans l’autre des mouvements migratoires (voir plus loin, § 3.1.3), la baisse du temps de travail, le « droit au travail », la taxation des GAFAM ou, encore, le « droit à la formation professionnelle », la lutte contre les oligopoles et les spéculateurs etc. Les luttes interclassistes pourront comporter un volet électoral, mais il fera partie de la radicalité des luttes interclassistes de ne pas se contenter d’élections occasionnelles, et de revendiquer une présence plus directe du « peuple » dans la politique de l’État, par le mandat impératif ou par le droit des referendums par exemple. Les revendications de l’interclassisme radicalisé n’ont aucune chance d’être satisfaites dans leur globalité. À court terme en effet, les contraintes sur les capitalistes et sur l’État seront celles de la concurrence pour le partage des pertes. Autrement dit, elles seront implacables. Mais les revendications qui iront le plus dans le sens de la restructuration du capital auront jusqu’à un certain point le soutien des capitalistes modernisateurs.
2.2.2.3 – Pratiques de lutte de l’interclassisme radicalisé
Nous avons vu que les luttes interclassistes utilisent comme armes la grève, la manifestation et l’émeute (cf. Épisode 10, § 2.2.1). Dans la crise que nous envisageons, les mêmes pratiques de lutte interviendront, mais la profondeur et l’intensité de la crise les radicaliseront.
Les grèves ne seront plus essentiellement, comme dans l’interclassisme actuel, des conflits d’entreprises ou (plus rarement) de secteur. Elles se généraliseront au niveau de plusieurs secteurs, voire au niveau national et au-delà. De très larges arrêts de travail du prolétariat pourront bloquer de grands pans de l’économie, entraînant la CMS dans le mouvement. Elles se structureront en réseau en dehors des hiérarchies syndicales actuelles, ce qui n’exclut pas des tentatives refondatrices néo-syndicales à partir des organisations de base. L’horizontalité des coordinations se croisera avec un élément de verticalité pour dégager des porte-paroles capables de négocier avec les patrons ou avec l’État. Car plus la grève tendra vers sa généralisation plus elle aura un contenu politique. Une liaison des grévistes avec des organisations politiques nationales est alors probable.
Pour faire pression sur les patrons, sur l’État, sur leurs négociateurs, les grévistes se retrouveront ailleurs que dans leurs entreprises. On peut imaginer que la pression en question s’exercera par des manifestations ou des rassemblements devant les lieux de pouvoir (privé ou public) ou au cours d’assemblées générales dans les centre-villes. La dispersion territoriale des lieux de travail d’une même branche, les distances entre lieux de travail et lieux d’habitation entraîneront en même temps absentéisme de grève et formation d’une bureaucratie de grève.
Sauf dans les entreprises en situation de faillite et de fermeture, les grévistes n’occuperont généralement pas leurs entreprises. En cas de grève large, l’occupation risque d’être un facteur d’isolement par rapport au reste du mouvement On l’a bien vu en Mai 68. Certes, l’occupation permet de prévenir un lock-out. Mais est-ce vraiment le problème pour un mouvement de grève qui devient d’autant plus politique qu’il se généralise ? Dans ces entreprises, où les revendications seront plus le maintien de l’emploi contre la casse ou la délocalisation que les salaires ou les conditions de travail, l’isolement d’une occupation éventuelle marquera l’archaïsme d’une pratique devenue désuète.
Par ailleurs, ces grévistes, plus nombreux et plus énervés qu’auparavant, se livreront-ils plus souvent à des pratiques anti-travail ? Oui, et ce malgré le chômage de masse. On a dit plus haut que celui-ci contraindrait les travailleurs à se soumettre à la numérisation. Mais compte tenu du climat général d’intensification des luttes, cela n’exclut pas des explosions anti-travail. Rappelons que les pratiques anti-travail, bien que spécifiques au prolétariat, ne sont pas incompatibles avec un mouvement interclassiste (cf. Épisode 10, § 2.2.2). Il se peut d’ailleurs que ces mêmes prolétaires se livrent à d’autres moments à des luttes pour la défense de l’emploi ou à des tentatives autogestionnaires. L’anti-travail n’est pas une essence ou une attitude permanente. Mais son apparition, même au sein d’un mouvement interclassiste, indique que la lutte du prolétariat prend des allures moins craintives, plus offensives, ce qui est un autre aspect de sa centralité accrue. L’anti-travail de la prochaine crise s’attaquera notamment à la numérisation, car celle-ci est, et sera de plus en plus, un puissant facteur de rationalisation du procès de travail, de dégraissage des effectifs et de contrôle social des travailleurs dans les lieux de travail et en dehors.
On a déjà dit que le mot de grève est impropre pour des actions comme les « grèves » d’étudiants, de médecins, d’avocats, etc. Mais quel que soit le terme, il y aura beaucoup de ces mouvements corporatistes. Par ailleurs, ces mêmes mouvements, comme les grèves de salariés, pourront élargir leur terrain, en lançant des « grèves » des loyers, des « grèves » des factures d’électricité, de gaz, etc. Tout cela pour dire que la crise sera d’une telle ampleur que toutes les classes et fractions de classes devront se défendre de ses conséquences à tous les niveaux.
La manifestation reste, dans l’interclassisme radicalisé, un moment déterminant d’affirmation commune des deux classes salariées. Il y aura sans doute encore des manifestations monstres dans les centre-villes des métropoles, mais la dispersion géographique des entreprises et des luttes, les difficultés de déplacement en cas de grève plus ou moins générale vont entrainer la multiplication des manifestations de masse sur le territoire. Bien que dispersées, les manifestations resteront en effet massives, en raison simplement du nombre très élevé de gens concernés par les problèmes de salaire, de chômage, de logement, etc. Fréquentes et massives, les manifestations ne reculeront pas devant la violence. Les velléités de non-violence qu’on voit parfois dans les manifestations actuelles de la CMS seront balayées par l’urgence des problèmes posés et par le refus du capital et de l’État d’y répondre favorablement.
Par ailleurs, il faut s’attendre à ce que les luttes interclassistes radicalisées soutiennent leurs revendications par de nombreuses émeutes. Comme les autres formes de lutte, elles seront très dispersées sur le territoire, surgiront dans les grandes comme dans les petites villes. Elles seront « politiques » quand elles s’attaqueront aux administrations et « économiques » quand elles seront pillardes. Elles éclateront lors de manifestations ou de simples rassemblements, notamment si la répression en face est dure. Comme dans certaines zones périphériques actuellement, elles deviendront une pratique revendicative courante, à laquelle la CMS inférieure sera associée, mais où le prolétariat aura, par nécessité, un rôle central. Des émeutes auront lieu aussi en association avec les grèves. Elles s’attaqueront aux sièges ou aux bureaux des entreprises, à certains nœuds logistiques, aux administrations de tutelle de leur secteur. Et elles seront massives et d’un degré de violence bien supérieur aux émeutes actuelles – à la mesure de la rage des émeutiers et de l’échec probable des revendications portées par les luttes.
En association ou non avec les pratiques de lutte que nous venons de mentionner, on a vu que la question du logement sera certainement un important terrain d’action pour les luttes interclassistes. Non seulement parce que la pénurie de logements est très générale, mais aussi parce que la reconquête des centre-villes gentrifiés sera un objectif pour la classe moyenne inférieure qui est en train d’en être chassée. Il s’agira à la fois de demander la mise à disposition de logements pas chers et d’organiser des réquisitions de logements vides en attendant.
Dans les aires centrales, le post-fordisme a modifié la géographie du capital dans le sens d’une relative déconcentration des entreprises et des salariés. C’est ce qui explique que, de plus en plus souvent, on observe des mouvements sociaux géographiquement dispersés. En France, le mouvement des Gilets Jaunes (fin 2018-début 2019), a été très caractéristique de cette tendance. Mais ça n’a été qu’avant-goût de ce que pourrait être un interclassisme radicalisé.
La CMS inférieure ne manquera pas de participer activement au processus de dissémination/décentralisation du mouvement social. Pour elle, ce sera en quelque sorte l’éparpillement du mouvement des places sur l’ensemble du territoire national. Une telle décentralisation aura deux sources. La première, on vient de la citer. Elle tient au fait que le capital a éclaté le processus de production en de plus petites unités, réparties sur le territoire de façon plus diffuse qu’à l’époque fordiste. Cette déconcentration multiplie les lieux de travail qui sont mal desservis par les transports en commun. En même temps, la pénurie de foncier et la spéculation immobilière ont obligé beaucoup de salariés à chercher des logements moins chers dans des zones reculées. Il y a longtemps que le prolétariat a été chassé des centre-villes (en Europe). La CMS inférieure est aussi concernée depuis quelques temps. Les deux classes vont se retrouver dans des luttes péri-urbaines qui revendiqueront une gestion des infrastructures mieux adaptée aux relations travail/domicile.
La deuxième source de la décentralisation sera la propension à investir la sphère politique au niveau des collectivités locales (mairies, conseils régionaux, etc.). Cette évolution, parallèle à celle des luttes, fait partie du changement dans le rapport de l’interclassisme à l’État. L’interclassime radicalisé cherchera à faire pression sur l’État d’une façon plus directe, plus proche. Les luttes envahiront les instances décentralisées de l’État pour faire pression par la violence sur ce qu’elles considéreront comme des sources effectives de pouvoir, d’argent et d’influence sur l’État central.
Dans le maelström de mouvements revendicatifs multiples, certaines luttes s’inscriront dans une tentative de revenir au statu quo ante, tandis que d’autres oeuvreront, peut-être même à leur insu, en faveur d’une restructuration majeure de la contradiction prolétariat/capital. C’est par exemple le cas des luttes que des mouvements de chômeurs ou des travailleurs fortement précarisés pourraient initier pour obtenir le revenu universel. Car ce welfare général au rabais répondra aux besoins de ceux qui auront perdu tout intérêt à la sauvegarde de la protection sociale dans son modèle actuel.
La radicalisation des pratiques interclassistes se verra donc au fait que les grèves seront très fréquentes, engageant de vastes secteurs du prolétariat et de la classe moyenne inférieure, que les manifestations seront massives et violentes même quand elles seront dispersées, et que les émeutes se banaliseront. Dans les pays centraux, qui nous intéressent ici, ce sera une rupture nette avec les pratiques actuelles.
2.2.2.4 – Du nationalisme à l’ultra-nationalisme
Si cette façon d’envisager les luttes interclassistes dans la crise qui vient est bonne, alors il faut s’attendre à ce qu’elles projettent l’image trompeuse du début de la révolution encore plus que les luttes interclassistes actuelles les plus massives (Tunisie, Égypte). L’alliance du prolétariat et de la CMS inférieure dans de vastes mouvements de revendications économiques et économico-politiques sera considérée comme une montée révolutionnaire par tous ceux qui pensent qu’il suffit que le prolétariat s’affirme. Mais dans ce cas, il faudra que les tenants de cette illusion ferment les yeux, comme ils le font déjà, sur d’autres aspects de ces luttes, et notamment sur le nationalisme. Jusqu’à maintenant, ce nationalisme s’est manifesté de façon assez symbolique, souvent comme omniprésence de références patriotiques (drapeaux, hymnes, etc.), parfois comme défense active du petit capital. Dans l’interclassisme radicalisé, il pourra se manifester de façon bien plus virulente et politico-économique, par exemple comme revendication d’une fermeture des frontières nationales en réaction aux importations de marchandises et/ou à l’afflux supposé ou réel de migrants. Et ce ne sera pas un simple discours. Dans la prochaine crise, l’aggravation brutale de la situation amènera des mesures de « police populaire »3 pour forcer la police et les douanes à faire leur boulot, ou pour le faire à leur place. Appelons ultra-nationalisme ces actions, entreprises au nom d’un protectionnisme d’en bas, qui s’inscriront dans un combat interclassiste plus général contre le « dumping social » et pour la renationalisation des États, sur qui l’influence des FMN et de leurs conflits concurrentiels sera de plus en plus forte.
En outre, il y aura aussi des cas où les luttes interclassistes devront contrer des tentatives de démembrement de « leur » territoire national, animées par des fractions de la bourgeoisie, de la CMS supérieure et de la petite-bourgeoisie indépendante. Appelons ultra-régionalistes les mouvements qui chercheront à scinder les États actuels pour écarter les régions moins développées qui coûtent cher à l’État central en termes de redistribution fiscale. Nous avons examiné la tendance à la « sécession des riches » dans l’Épisode 11, au § 1.1.4. Celle-ci ne peut pas entraîner une véritable participation du prolétariat en tant que classe (même en Catalogne, où pourtant le mouvement a été large, cela n’a pas été le cas). Une telle participation impliquerait que le prolétariat se lance dans des grèves ou des émeutes pour soutenir les poussées sécessionnistes des capitaux implantés dans la région concernée, ceux-là mêmes qui seraient ciblés dans ces grèves et émeutes. On peut bien sûr imaginer que des prolétaires participent individuellement à des processus de balkanisation, mais il est abusif de parler d’action en tant que classe à ce propos. Au contraire, les luttes de la classe moyenne inférieure et du prolétariat s’opposeront à ces évolutions au nom de la défense des « acquis sociaux » inscrits dans les institutions et les codes de l’État national.
Tandis que les luttes ultra-nationalistes chercheront à défendre les États actuels et leur intégrité territoriale, les mouvements ultra-régionalistes s’inscriront donc dans la décomposition de ceux-ci. Ils prétendront défendre une région « où on travaille, où on n’est pas des assistés », et en même temps seront ultra-mondialistes par nécessité, car ces économies régionales plus dynamiques (Catalogne, ltalie du Nord, Bavière, Écosse, etc.) ne tiennent que par leur accrochage au cycle mondial du capital. Elles comportent en effet soit de nombreuses implantations locales de FMN, soit un tissu de sous-traitants pour de grandes firmes locales ou étrangères. La décomposition éventuelle de certains États nationaux actuels s’accompagnera d’une recomposition d’instances étatiques supranationales englobant anciens États et/ou nouvelles régions, mieux adaptées aux exigences des FMN, ainsi qu’aux nouvelles contraintes posées par la réduction de la production et des marchés, les inégales retombées de celle-ci selon les pays et les régions, et last but not least la militarisation des fronts géopolitiques (voir Épisode 11, § 1.2.3). En définitive, quelle que sera sa capacité de déjouer l’ultra-régionalisme, l’ultra-nationalisme de l’interclassisme radicalisé ne pourra pas déboucher sur une renationalisation du capital et de l’État. Mais en le poursuivant, celui-ci participera activement au démontage de la mondialisation et à la formation des blocs continentaux ou régionaux, notamment par sa fonction d’accélérateur dans la montée du protectionnisme et des conflits inter-étatiques.
Dans la crise qui vient, les luttes interclassistes se radicaliseront à la mesure de l’intensité des problèmes d’emploi et de revenu qui se poseront à la classe moyenne inférieure et au prolétariat. Par radicalisation, il faut entendre que les luttes auront principalement des objectifs économiques, y compris lorsqu’elles s’adresseront à l’État. Dans de vastes mouvements revendicatifs contre les patrons, elles se rapprocheront ainsi de la racine des difficultés de la reproduction sociale, à savoir l’exploitation du travail. Mais l’État sera toujours une instance importante vers qui les luttes se tourneront pour le critiquer, le renverser, ou au contraire pour le défendre. Ces actions en direction de l’État auront pour objectif moins la mise en place d’un système politique idéal que la solution de problèmes économiques urgents.
Interclassisme, luttes économiques massives et violentes, centralité du prolétariat, les ingrédients ne sont-ils pas réunis pour une dernière tentative de politique socialiste ? Sans reprendre le programme prolétarien des années 20, l’interclassisme radicalisé produira peut-être la dernière tentative historique de refondation de la société sur la base du travail. Jusqu’à maintenant, l’idée de l’impossibilité d’une réactivation du programme prolétarien a reposé sur la considération que, dans le cours quotidien des luttes depuis les années 68, les organisations de la classe ouvrière n’ont cessé de s’étioler et ont été incapables de soutenir un mouvement général offensif. On en a déduit que l’affirmation du prolétariat contre le capital, aussi virulente soit-elle, ne peut plus déboucher sur la réformation d’un mouvement ouvrier « à l’ancienne », et que le dépassement du capital ne peut pas se faire par la généralisation de la condition prolétarienne. L’interclassisme radicalisé soumettra-t-il enfin cette thèse à l’épreuve de l’histoire réelle, et notamment d’une crise majeure. Après l’échec de la lutte du « peuple » de l’interclassisme actuel pour réformer l’État, un échec du « peuple » à refonder la société sur la base du travail ne serait-t-il pas nécessaire pour que le saut dans l’inconnu de la communisation s’impose ?
Dans la crise qui vient, les multiples luttes interclassistes radicalisées ne remporteront au mieux que des victoires partielles et momentanées. C’est pourquoi nous considérons comme très probable que leurs échecs entraîneront l’éclatement d’insurrections prolétariennes où la question du communisme sera posée. Il se peut aussi que le prolétariat se soulève directement pour faire face aux conséquences de la crise, sans liaison avec les impasses de la lutte interclassiste.
Dans ce qui suit, nous limitons notre réflexion aux zones centrales du capital. D’abord parce que c’est de là seulement que peut partir un processus insurrectionnel communisateur. Ensuite parce que la question des rapports entre zones centrales et zones périphériques et semi-périphériques dans l’insurrection mondiale est très vaste et dépasse le cadre de notre recherche sur le ménage à trois.
3.1 – Définition de l’insurrection
Peut-être faut-il avant tout insister sur le fait que l’insurrection dont nous parlons ici n’est pas un putsch, mais un mouvement de masse engageant un grand nombre de prolétaires. En même temps, l’insurrection n’est pas une émeute (voir Épisode 10, § 2.2.1.3). Contrairement à celle des émeutes, la liste des insurrections prolétariennes n’est pas très longue. Pour le 20° siècle, il faut notamment citer certains épisodes de la révolution allemande de 1918-21 (novembre 1918 à Kiel, janvier 1919 à Berlin, mars 1920 dans la Ruhr) et du Biennio Rosso italien de 1919-1920 (fin juin 1920 à Ancône), la révolution hongroise de 1918-19, l’insurrection des Asturies de 1934, celle de Barcelone de 1936. Une histoire des insurrections du prolétariat reste à faire. Sans se lancer dans une telle recherche, voici, selon nous, les éléments qui distinguent l’insurrection de l’émeute :
3.1.1 – Saisie de moyens de production
Avant l’insurrection, il y a des grèves à répétition, de nombreuses manifestations et émeutes. Mais l’insurrection marque une rupture par le fait que les prolétaires sortent des lieux de travail et s’emparent de certains moyens de production, voire les détruisent, pour lutter contre le capital et survivre immédiatement. Éventuellement ils sortent des usines avec les moyens de transport appartenant au patron. À Berlin, le lundi 6 janvier 1919, les insurgés armés s’emparent de journaux et d’autres entreprises ou bâtiments et se battent en même temps qu’une manifestation massive a lieu, alors qu’une autre manifestation monstre a déjà eu lieu la veille. L’insurrection de la Ruhr de mars 1920 comporte la formation d’une armée rouge de 50-100.000 hommes qui n’a pu fonctionner sans la saisie de matériels, véhicules, vivres. À Barcelone, les ouvriers anarchistes ont d’abord réquisitionné deux camions, puis se sont emparés d’autres équipements, armes et bâtiments dans les combats.
En s’attaquant aux moyens de production, l’insurrection indique que l’affrontement de classes se place au cœur du rapport social capitaliste : le monopole de la propriété capitaliste sur les conditions de la reproduction matérielle des prolétaires. C’est là une différence avec l’émeute, qui éclate généralement au niveau de la réalisation des marchandises de la branche II (voir Épisode 10, § 2.2.1.3). Une telle différence est significative, parce que la saisie – voire la destruction – de moyens de production (matières premières, machines, pièces détachées, véhicules, etc.) exclut que la socialisation fondamentale des prolétaires insurgés se maintienne comme rapport salarial. L’insurrection engendre un rapport social inter-individuel spécifique, unique dans l’histoire, entre les prolétaires qui y participent, et c’est ce qui fait son intensité subjective. Il faut préciser que nous réservons le concept de rapport social au rapport des hommes entre eux qui englobe le rapport à la nature extérieure4. Hormis le rapport social insurrectionnel du prolétariat, ce rapport social au sens fort a toujours été un rapport d’exploitation, dans tous les modes de production historiques, et y compris dans les sociétés que le programme prolétarien qualifiait de « communisme primitif ».
L’insurrection rompt avec l’émeute aussi bien qu’avec les autres formes de lutte interclassiste. La rupture se signale par le fait que l’insurrection ne vise pas la négociation, ni avec les capitalistes ni avec l’État. Les modalités de l’exploitation (les salaires, les conditions de travail, les prix) ne sont pas ouvertes à la discussion. Ce qui est en jeu, c’est la forme fondamentale de la subordination du travail au capital, à savoir la séparation du travailleur d’avec les moyens de travail. Ce déplacement du contenu de l’affrontement prolétariat/capital, passant de la négociation du salaire et des conditions de travail à la remise en cause du rapport social capitaliste, est un élément définitoire de l’insurrection. Il marque le passage du niveau des luttes quotidiennes à celui d’un dépassement possible. Car l’insurrection pose la question sociale à sa racine et non pas au niveau de la position du curseur qui partage la journée de travail (rapport travail nécessaire/surtravail).
L’insurrection est une pratique de lutte et de survie immédiate, violente parce qu’elle passe nécessairement par la saisie de biens appartenant au capital. Par son contenu même, elle pose la question de la légitimité du monopole de la propriété capitaliste sur les moyens de production. En créant un rapport social spécifique entre les prolétaires, l’insurrection ouvre la possibilité d’une transformation communiste du rapport social (peu nous importe ici de savoir si le communisme envisagé est clair ou confus, s’il est réaliste ou utopique, s’il est appelé « communisme » ou pas).
La saisie d’éléments de capital arrachés à la propriété constitue la réponse des prolétaires au dénuement radical où ils se trouvent au moment précis où ils se soulèvent. Le pillage de biens de consommation n’est bien sûr pas exclu. Mais l’attaque de moyens de production élargit le mouvement en faisant de l’arrêt du travail une offensive non revendicative contre le capital. De plus elle fournit aux prolétaires d’autres moyens de survie et de lutte (bâtiments, équipements, véhicules, etc.). Le non-respect de la propriété devient une condition de survie dans la lutte. Les attaques peuvent porter également sur la propriété de l’État. Mais alors il faut souligner que ce dernier n’est plus ciblé en tant que régulateur du rapport de classe qui a failli à sa mission, mais en tant que bras armé de la contre-révolution et en tant que propriétaire de biens dont, par définition, le prolétariat est séparé. C’est typiquement le cas de l’armement (voir plus loin, § 4.1.2).
Les insurgés qui arrêtent le travail ne font pas la grève sur le tas, mais quittent les lieux de travail – pour se battre, pour se rencontrer, pour ne pas travailler. Eventuellement, après être sortis des lieux de travail pour porter la lutte au niveau de la société dans son ensemble, les insurgés peuvent être amenés à retourner sur les lieux de travail pour remettre en marche une production limitée. Il peut s’agir de s’emparer d’autres éléments de capital nécessaires à la lutte. Les mineurs des Asturies (octobre 1934) avaient arrêté la production et se battaient contre la répression. Ils revinrent vers les ateliers des mines et d’autres usines pour blinder leurs camions, pour fabriquer des munitions et pour prendre de la dynamite. À Berlin en janvier 1919, les insurgés prirent des rouleaux de papier dans les imprimeries des journaux pour en faire des barricades roulantes leur permettant d’avancer en se protégeant. Cependant, pour ce qui concerne les insurrections historiques de l’après-Première Guerre mondiale, ce retour vers les usines n’a jamais eu pour but de mettre en marche une production de survie (alimentation, vêtements, etc.). Elles n’en eurent pas le temps. Quand des productions de ce type ont repris sous « contrôle ouvrier », c’était en fait la fin de l’insurrection et le retour au salariat qui se mettait en place. On peut l’observer à Barcelone où très vite les syndicats, qui dirigeaient les entreprises, s’efforcèrent de soutenir la productivité par des mesures de discipline et de moralisation ouvrières5. En Hongrie en 1919, la reprise de la production sur la base des conseils (et, très vite, des syndicats) est post-insurrectionnelle. Elle appartient à la stabilisation « soviétique » du régime qui se met en place. On peut considérer que la phase insurrectionnelle s’achève avec la chute du gouvernement bourgeois de Károlyi.
L’armement du prolétariat est l’autre trait distinctif de l’insurrection. Il indique lui aussi que l’affrontement de classe a changé de niveau, et n’est plus à la négociation. Bien entendu, et mises à part les caches militantes où se trouvent quelques armes, l’armement du prolétariat est un processus faisant partie de la lutte où, d’une façon ou d’une autre, les prolétaires s’emparent d’équipements qui appartiennent au capital ou à l’État. Toutes les insurrections historiques montrent comment les prolétaires ont rassemblé des armes au cours même de leur soulèvement (pillages d’armureries, mais surtout attaques de casernes, fraternisation avec l’armée).
Un élément décisif pour la saisie d’armements et d’équipements par l’insurrection est la décomposition des forces de la répression. Sans elle, les prolétaires n’ont aucune chance de remporter les victoires partielles qui leur permettent de renforcer progressivement leur armement. Ces victoires sont dues au refus de l’armée et de la police de se battre, c’est-à-dire aux désertions et aux mutineries. D’une certaine façon, l’armement du prolétariat est une étape ultérieure de la décomposition des forces de répression déjà entamée par ailleurs (voir plus loin, § 4.2.3). Il faut ajouter que l’armement du prolétariat ne comporte pas que des armes proprement dites, mais aussi des équipements comme des véhicules, des bâtiments, des moyens de communication et de défense. Dans les insurrections historiques, les armements saisis consistaient surtout en fusils, mitrailleuses et petite artillerie, à quoi s’ajoutaient des bâtiments, du matériel pour barricades, des véhicules, éventuellement des équipements radio et téléphone. Ce type d’équipement correspondait au mode d’affrontement autour de barricades, qui marquaient la défense de l’identité ouvrière. Dans la période actuelle, ces aspects de l’armement seraient moins importants. Les conditions sociales de l’insurrection ont changé. L’armement, lui aussi, ne sera pas le même. Nous y reviendrons.
3.2 – Facteurs de déclenchement d’une insurrection dans les zones centrales à notre époque
Il s’agit maintenant de définir les dynamiques susceptibles de déclencher une insurrection future. Nous ne reviendrons pas sur les données relevant de la crise économique (salaires, prix, chômage, etc.). Essayons plutôt de caractériser les éléments qui marquent le changement d’époque, l’amorce d’une restructuration majeure définie par un changement de la formule de la plus-value (cf. plus haut, § 1).
3.2.1 – Destructuration des circuits de la reproduction prolétarienne
Aujourd’hui on parle beaucoup de précarité du travail, et il est vrai qu’elle a beaucoup augmenté dans la dernière décennie. Mais il faut savoir que, dans beaucoup de pays centraux, le stock des emplois stables reste majoritaire. C’est cela que la crise va réduire rapidement. Les faillites en grand nombre, le chantage à l’emploi dans les entreprises qui tournent encore, la menace de fermeture ou de délocalisation, seront les vecteurs d’une dégradation systématique des conditions d’emploi. La crise permettra aux capitalistes de faire que la précarité devienne la norme en peu de temps. Les contrats courts deviendront majoritaires non plus seulement dans les nouvelles embauches, mais dans la totalité de l’emploi, et l’alternance emploi/chômage deviendra la condition habituelle de la majorité des prolétaires. Cette évolution sera tout particulièrement défavorable à ce qu’il reste d’aristocratie ouvrière6, dans les ports, dans les raffineries, dans certaines entreprises publiques (transports en commun, etc.). Il s’agit des derniers ouvriers stables et relativement bien payés des aires centrales, qui profitent encore d’un rapport de force historique et de couvertures syndicales efficaces. La crise donnera aux patrons les moyens d’inverser ce rapport de force, par le chômage de masse et l’automatisation/numérisation.
La crise permettra en effet aux capitalistes d’imposer une transformation du rapport salarial qui sera plus que simplement faire baisser le niveau de vie. Cet aspect sera évidemment très présent, mais les éléments importants à faire passer, pour les capitalistes modernisateurs au moins, seront ceux qui structureront le prolétariat autour de la précarité et de l’automatisation relancée de la production. Le tableau ci-dessous illustre ce que nous avons déjà dit du ralentissement de la productivité dans la période récente. Ils montrent aussi que les investissements dans les technologies de l’information et de la communication (TIC) ont sensiblement ralenti depuis le début du siècle.
Tableau 1 : Taux de croissance annuel (moyen) de la productivité et de l’investissement aux USA
1947-1973 |
1973-1995 |
1995-2002 |
2002-2007 |
2007-2016 |
|
Productivité du travail |
3,50% |
1,50% |
3,50% |
2,20% |
1,30% |
Investissement total |
3,90% |
3,80% |
5,20% |
3,00% |
1,70% |
dont TIC hardware |
10,80% |
13,00% |
15,50% |
6,50% |
5,00% |
dont TIC software |
nd |
17,50% |
17,30% |
7,00% |
4,30% |
Source : d’après Lawrence Mishel et Josh Bivens, The Zombie Robot Argument lurches on, Economic Policy Institute 2017, p. 10. |
En cas de restructuration, les investissements dans les technologies numériques devraient repartir à la hausse et retrouver un niveau au moins égal, voire supérieur, à celui de la fin du siècle dernier. Ce mouvement s’amorcera dans la crise elle-même. Il viendra des capitalistes modernisateurs disposant de capacités d’investissement malgré la crise. Il constituera l’amorce d’une tentative de transformer de fond en comble le rapport prolétariat/capital. En bouleversant toute la base technique de la production et de la circulation, la numérisation détruira les cadres actuels de travail et de vie du prolétariat. Elle provoquera une polarisation très forte des qualifications et des compétences. Pour ce qui concerne les prolétaires, elle signifiera principalement un degré nouveau de déqualification. C’est là une différence importante avec la CMS (même inférieure) qui maintiendra toujours, malgré la déqualification générale de ses tâches, quelques fonctions de travail intellectuel. La très large déqualification du travail grâce à la numérisation augmentera fortement l’interchangeabilité des travailleurs, qui sera bien sûr aggravée par le chômage, en tout cas dans le court terme. La précarité des emplois sera à la mesure de la demande de travail et de l’interchangeabilité des travailleurs. En dehors du procès de travail, la numérisation signifiera aussi l’obsolescence de toutes sortes d’usages, habitudes, institutions et lieux de socialisation qui peuvent paraître anodins, mais qui jouent un rôle certain dans la reproduction du prolétariat. Le bistrot, la télévision, le PMU, le marché du samedi, l’église etc., auront-ils encore un sens à l’ère du tout numérique ?
Le facteur de déclenchement de l’insurrection c’est donc le fait que l’appauvrissement se fait dans une contrainte au changement de vie, alors que les moyens d’adaptation ne sont pas donnés. On connait les difficultés actuelles des prolétaires précaires. Outre le fait qu’ils ont de faibles revenus, ils sont bloqués à toute sortes de niveaux (parcours scolaire, moyens de transports, logement, accès au crédit, garde des enfants, etc.) pour se maintenir sur le marché du travail, et la construction d’un cadre de vie stable (vie de couple, enfants, etc.) leur demande beaucoup d’efforts. C’est cela qui va se généraliser et s’exacerber dans la crise. Ce ne serait que des années plus tard, dans une éventuelle restructuration aboutie, que la précarité généralisée sur le marché du travail serait accompagnée d’un nouvel environnement adapté à la vie des salariés. Dans le temps court de la crise, on aura surtout le premier moment de cette évolution, la destructuration des modalités établies de la reproduction prolétarienne, car la mise en place de nouveaux circuits de reproduction sera forcement expérimentale et minoritaire.
L’augmentation de la précarité dans la crise n’est donc pas seulement quantitative. Elle sera une rupture qualitative des modalités de la reproduction du prolétariat. Les solidarités familiales ou la protection sociale qui demeure vont inévitablement être remises en cause par la baisse des revenus et celle des budgets. La baisse du niveau de vie se transformera en destructuration des conditions de vie, de logement, de transport, de vie familiale, etc. La précarisation du travail deviendra la précarité de la vie. Tel est le point où le processus de précarisation devient facteur possible de déclenchement d’une insurrection. C’est le point où la reproduction dans le capital se grippe, où les limites du système D mettent constamment les travailleurs précaires au bord de l’exclusion, où la faim et les préoccupations permanentes de survie deviennent une entrave à la productivité.
Ces évolutions, dont nous pensons qu’elles s’imposeront dès le début de la crise, vont engendrer des modifications substantielles dans la composition du prolétariat. La généralisation de la précarité du travail va remettre en cause la compartimentation entre les trois grandes fractions (travailleurs stables, précaires, chômeurs plus ou moins permanents) qu’on peut distinguer aujourd’hui dans le prolétariat des pays centraux en ce qui concerne le rapport au travail (d’autres clés de fractionnement existent). La précarité deviendra la règle, et non plus l’exception, la recherche d’un CDI appartiendra au passé, l’alternance emploi/chômage (peu ou pas indemnisé) sera banale. Ces éléments recomposent la classe en profondeur. Et c’est contre cette recomposition aussi, pas seulement contre la misère, que le prolétariat s’insurgera.
Parmi les multiples fractions du prolétariat qui entreront en lutte, seules celles qui sont en rapport avec les moyens de production auront la possibilité de lancer une véritable insurrection. Parmi les autres fractions, il y aura les chômeurs, il y aura (et aussi?) des travailleurs tombés dans l’exclusion ou dans des formes de réclusion concentrationnaire. Toute cette frange du prolétariat n’est pas en situation de déclencher une insurrection, dans la mesure où elle n’est pas en rapport direct avec les moyens de production. Mais si les travailleurs occupés s’insurgent, elle pourra, elle aussi, rompre avec les pratiques interclassistes radicalisées où elle sera parfois engagée pour se joindre à l’insurrection et attaquer la racine profonde de ses problèmes propres, à savoir, pour elle aussi, la séparation d’avec les moyens de production.
3.2.2 – Dénationalisation de la négociation et de la législation sociales
Nous avons déjà examiné la question de la dénationalisation de l’État (Épisode 10, § 1.4.7 et Épisode 11, § 1.1.4). Nous la reprenons ici pour l’examiner au niveau de la négociation et de la législation sociales. On a déjà dit que dans certains blocs continentaux ou régionaux, une partie supplémentaire des fonctions des Etats nationaux pourra être transférée à un niveau supranational, afin que les capitalistes modernisateurs disposent d’un outil de régulation moins cher et mieux adapté à la multinationalité de leurs entreprises. Dans la crise, les agents institutionnels actuels de la dénationalisation de l’État (FMI, Commission Européenne, etc.) coexisteront avec d’autres instances nouvelles, ou existantes et sorties de leur léthargie actuelle. On peut envisager que des organisations syndicales internationales se voient confier le traitement des problèmes sociaux qui se poseront aux FMN. Ces formes supranationales de régulation seront présentées par les capitalistes qui les impulseront comme la réforme d’avenir. Mais pour les prolétaires, la menace sera très concrète immédiatement. Ils savent déjà que la dénationalisation de l’État modifie en profondeur leur rapport au capital, à leur désavantage bien entendu. Car les survivances du compromis fordiste ne seront pas toutes transférées dans les instances supranationales, publiques ou privées, qui seront chargées de dire le droit du travail et de la concurrence et de l’appliquer.
À supposer que tout ou partie de l’UE forme un bloc continental, on peut imaginer que la Commission Européenne, bureaucratie relativement légère et déjà sous influence systématique des FMN, se verrait confier le rôle de neutraliser définitivement certains aspects des constitutions des États membres, voire de se défaire de ce qui reste de leur souveraineté politique. L’urgence de la crise pourrait par exemple « justifier » l’inscription de nouvelles directives sociales draconiennes dans le droit des États membres, ou à l’inverse que le processus juridique de traduction en droit national des directives de la Commission soit éliminé. Dans ce dernier cas, la réglementation des licenciements, par exemple, pourrait échapper aux États nationaux. Et donc aussi aux centrales syndicales qui sont sous leur dépendance (y compris financière), qui s’affaibliraient jusqu’au risquer l’extinction ou se transformeraient en simples sections locales d’une bureaucratie européenne distante, traitant directement avec le club des FMN actives sur le territoire européen.
Le transfert à l’échelle supranationale de lois, règles, organisations vouées à réguler les rapports du travail et du le capital serait une modification significative des normes de la subordination de l’un à l’autre. C’est surtout dans le temps court de la crise que le transfert au niveau supranational de la négociation risque de paralyser la régulation du rapport entre les classes. Dans le temps long d’une éventuelle restructuration, de nouveaux modes juridiques et organisationnels se mettraient en place, quoique avec un niveau de protection des travailleurs réduit. Mais on chargera dans l’urgence des instances supranationales ad hoc de régler directement les problèmes les plus pressants pour les FMN. Comme en 14-18 et en 39-45, la préparation et l’organisation de la guerre seront un puissant facteur d’accélération de changements profonds qui, en période de paix, auraient demandé beaucoup plus de temps. Pour le prolétariat, l’urgence signifiera la perte de ses repères habituels et des difficultés inédites de reproduction.
Diverses mesures, prises avec le bon sens apparent d’une réponse à la crise, pourraient permettre à une Commission Européenne reformatée de mettre à bas tel ou tel gouvernement en place, notamment si un mouvement interclassiste parvenaient à lui dicter un agenda contraire aux impératifs de « consolidation » européenne. Dans un discours de 2012, l’ancien président de la Banque fédérale d’Allemagne Jens Weidmann a présenté les grandes lignes de ce genre de mesures :
« Dans le cas où un pays ne respecterait pas les règles budgétaires, un transfert de souveraineté automatique se produirait de l’échelon national vers l’échelon européen, dans des proportions permettant de garantir le maintien des objectifs fixées […]. Le droit de pouvoir procéder à des augmentations d’impôts ou à des réductions de dépenses proportionnelles – et pas simplement de les réclamer – serait un exemple concevable. […] Dans une telle configuration, les chemins de la consolidation pourraient être sécurisés par l’échelon européen, même si aucune majorité s’y montrant favorable ne devait se trouver dans le Parlement national concerné ».
Tout est dit, et rappelons d’ailleurs que l’hypothèse envisagée ici s’est déjà partiellement vérifiée en Italie avec le gouvernement Monti. On peut très bien imaginer le même type d’évolution dans d’autres zones centrales, notamment la zone Canada-USA-Mexique. Mais surtout, il faut anticiper que, au lieu de règles budgétaires, ce soient des éléments du droit du travail qu’il s’agirait de faire respecter.
Ce n’est pas qu’à la fin de 1914-1918 que la défaite militaire a joué un rôle historiquement décisif dans l’éclatement de troubles sociaux, voire d’insurrections. On peut citer la Commune de Paris à la suite de la Guerre franco-allemande de 1870-1871, le mouvement de 1905 en Russie en lien avec la Guerre russo-japonaise de 1904-1905 ou encore la vague d’émeutes qui a secoué l’Iraq en 1991 à la fin de la I° Guerre du Golfe. Sans oublier les vicissitudes liées à la Guerre du Vietnam dans l’armée américaine (33.000 déserteurs en 1971). À chaque fois, la démoralisation qui se développe d’abord dans les troupes combattantes et amorce une décomposition de l’armée, se répand à l’arrière et à l’intérieur du pays. Dans chaque guerre, chaque pays vaincu n’a sans doute pas connu de décomposition de son armée. Mais il n’y a que dans les pays vaincus ou venant de subir des graves revers (comme l’Italie après Caporetto ou la Russie après l’échec de l’offensive de juin 1917 contre les Empires centraux) que le prolétariat réagit violemment : pas de situation insurrectionnelle ou pré-insurrectionnelle en Angleterre ou aux États-Unis en 1918, et a fortiori non plus en 1945.
La question se pose de savoir si cette observation est encore actuelle ou appartient au passé. Plusieurs remarques sont à faire ici :
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comme nous l’avons expliqué dans l’Épisode 11 au § 1.2.3, la guerre qui vient ne ressemblera à aucune guerre du passé, et combinera probablement de multiples formes de combat – de l’engagement traditionnel de troupes au sol à la cyberguerre. La guerre variera aussi en fonction du degré de développement des pays belligérants : un pays comme l’Inde ne fera pas la guerre de la même manière que les États-Unis ;
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le passage des luttes quotidiennes à une phase insurrectionnelle n’a pas forcément à attendre la guerre ; il adviendra peut-être au cours de sa préparation accélérée, ou l’éclatement de la crise suffira peut-être pour l’enclencher. Nous ne posons pas la guerre elle-même comme une condition suffisante ou nécessaire pour l’insurrection ;
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il peut s’agir cependant d’une condition favorable, notamment si la défaite ou des graves revers frappent le pays qui domine le marché mondial. Cela, justement, ne s’est jamais produit historiquement, et ça participe de l’explication de l’échec des tentatives révolutionnaires du passé. En effet, comment imaginer une insurrection internationale victorieuse sans décomposition de l’armée dans le pays qui, de par sa fonction de gendarme du monde, est prêt à se précipiter à n’importe quel endroit pour tuer dans l’oeuf tout soulèvement du prolétariat ? Et comment imaginer la possibilité d’une décomposition de l’armée sans défaite militaire ? Dans les conditions actuelles, faut-il poser une défaite américaine comme une condition nécessaire, non pas pour le démarrage de l’insurrection prolétarienne, mais pour sa victoire ? Pas forcément. En Allemagne en 1918, la décomposition de l’armée dans la défaite n’a pas eu seulement pour effet d’affaiblir sa capacité répressive, mais aussi de modifier la composition de classe, en favorisant l’intégration au prolétariat d’une partie des soldats (dont la composante ex-paysanne était importante) avec armes et bagages. De la même façon, et même sans défaite militaire, une crise économique profonde pourrait remettre en cause le financement des quelque 800 bases américaines à l’étranger (chiffre 2015) et imposer une rapide démobilisation des personnels civils et militaires (env. 0,2 million, hors armées privées, chiffre 2018) qui s’en occupent. Cela pourrait arriver quand il sera clair que la dette américaine n’a pas vocation à être remboursée et que tout le monde essaiera de se défaire des bons du Trésor américain, mettant l’Etat fédéral en situation de faillite. La démobilisation accélérée des bases qui aurait lieu alors pourrait se répercuter dans la composition interne du prolétariat américain et mondial.
3.3 – Hypothèses sur une insurrection à venir
Les réflexions qui suivent font le pari qu’il est possible d’esquisser le contenu et les formes d’une insurrection à venir. Une telle tentative est-elle légitime ? Oui, si l’on admet que la théorie communiste ne peut pas se limiter à analyser le mouvement de MPC comme lutte de classe quotidienne ou comme économie, ni se contenter de faire une critique historique des révolutions qui ont échoué. Ce n’est qu’en parlant du point de vue du dépassement effectué (le communisme) et donc à partir de sa définition positive7 qu’on donne sens et qu’on unifie ces deux moments précédents. Le problème est que l’insurrection qui ouvrira la possibilité de la communisation n’a pas d’exemple historique. Il faut malgré cela essayer d’en projeter les linéaments, non seulement parce que c’est un moment nécessaire de la pensée théorique, mais aussi pour nous aider à mieux distinguer les vessies et les lanternes (cf. Épisode 1, § 5).
Notre étude de la CMS et de ses luttes (seule ou en alliance avec le prolétariat) a notamment pour but de comprendre qu’au niveau où se place l’interclassisme (même radicalisé), celui des luttes quotidiennes du prolétariat et de la CMS, il ne peut pas être question de dépassement du capital, même pas en ébauche. Mais alors, à partir d’où cette possibilité s’ouvre-t-elle ? La réponse est que seul le stade insurrectionnel de la lutte des classes crée la possibilité du passage au communisme. Il s’agit d’une situation sociale qui est une exception historique, où d’une part la présupposition réciproque des classes est suspendue entre prolétariat et capital, et où d’autre part le prolétariat et la CMS (même inférieure) sont séparés et antagoniques.
Dans la période actuelle, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est à cela qu’essaie de répondre une réflexion sur l’insurrection future. Même si on est contraint d’en rester à un niveau très général, cet exercice est nécessaire pour conférer un sens à la période actuelle, c’est-à-dire replacer le présent dans le flux du devenir de la contradiction.
3.3.1 – Déclenchement de l’insurrection
La rupture insurrectionnelle ne consistera pas en une généralisation des émeutes. Le climat général de crise provoquera certainement des émeutes en grand nombre. Mais beaucoup d’émeutes ne font pas une insurrection. Celles-ci peuvent d’ailleurs être interclassistes. La rupture qui va au-delà des émeutes actuelles ne consiste pas en plus de confrontations plus violentes avec plus de police, en l’attaque de plus de supermarchés, mais en l’attaque du procès de travail, en la saisie d’éléments du capital atteignant le capital constant, fixe et circulant, par les prolétaires cessant le travail. Telle est la condition d’une attaque du capital dans son cœur productif et de la construction d’un rapport social insurrectionnel plus large, plus intense et, malgré sa précarité essentielle, plus durable que l’émeute. Les prolétaires devront faire plus qu’attaquer des supermarchés : ils devront s’en prendre aux immenses entrepôts logistiques qu’on trouve en dehors des agglomérations (et, premier problème, ils devront trouver les moyens de s’y rendre). Ils devront aussi attaquer les usines qui alimentent ces entrepôts, s’emparer des camions qui les relient. Ils s’attaqueront enfin à n’importe quel entreprise où ils trouveront les moyens d’élargir leur combat. Les luttes interclassistes cèderont la place à l’insurrection quand et là où les questions de survie auxquelles le prolétariat sera confronté l’obligeront à renoncer aux tentatives de négociation, avec l’État ou les capitalistes, de l’interclassisme radicalisé.
Le prolétariat s’insurgera dans plusieurs endroits simultanément, mais partout localement, car l’insurrection ne cherche pas à résoudre les problèmes abstraits de l’humanité, mais à répondre aux problèmes immédiats de survie auxquels telle ou telle fraction du prolétariat est confrontée ici et maintenant. Ces démarrages locaux mais multiples joueront comme un facteur favorable aux insurgés, au sens où ils disperseront les forces de répression sur un territoire plus large. Cependant, tant que la crise n’aura pas provoqué d’insurrection dans le coeur du capital mondial, à savoir les États-Unis, la répression américaine freinera l’extension internationale de l’insurrection. Si, et quand, l’insurrection atteindra le cœur du cycle mondial du capital, elle se répercutera dans le reste du monde. Partout, les luttes déjà entamées se généraliseront, s’intensifieront.
Dans les zones centrales, le démarrage de l’insurrection sera d’autant plus local et ubiquiste à la fois que les conditions sont relativement semblables dans les différents pays/régions. Il y a moins de différence entre les États-Unis, la Chine et l’Allemagne d’aujourd’hui qu’entre la Russie et l’Allemagne de 1918. L’identité des conditions engendre l’identité des pratiques de lutte. Les mouvements de places animés par la CMS en sont un exemple. La similitude des initiatives sera un premier facteur d’unification du prolétariat dans la lutte.
Certes, il y a des différences de développement à l’intérieur même des zones centrales. Par exemple, celles-ci ont maintenant un « Tiers-Monde à domicile » sous forme d’ateliers clandestins, de zones franches, de branches arriérées ayant massivement recours au travail au noir, aux sans-papiers, etc. Le ralentissement brutal de l’accumulation et la mise en jachère des capitaux plus faibles engendreront des poches territoriales sans capital ou presque. Mais sa domination sera encore omniprésente, au sens où les territoires ainsi ruinés n’auront plus en leur sein d’autres modes de production, si ce n’est sous forme de débris. Les prolétaires du « Tiers-Monde à domicile » ne resteront pas passifs devant les possibilités que leur ouvrira la faillite des capitaux archaïques qui les emploient. On peut prévoir que leur réaction sera aussi rageuse et destructrice que peut l’être celle de leurs cousins dans les sweatshops d’Asie. Ils en profiteront aussi pour sortir de leurs ghettos et s’emparer d’immeubles vides où vivre plus décemment, pour piller des usines ou des entrepôts proches, etc. Quoi qu’il en soit, c’est sur la base de pratiques concrètes, développant un même contenu d’attaque de la propriété capitaliste, qu’une jonction entre prolétaires des zones les plus industrialisées et ceux des zones sous-développées pourra se faire.
Il est à prévoir que les réseaux sociaux ne seront pas disponibles. Il faudra que les différents foyers insurrectionnels locaux recourent à des moyens moins sophistiqués pour communiquer entre eux, en s’emparant de moyens de transport, en bricolant de la téléphonie, etc. Soulignons que l’unification du prolétariat n’est pas une donnée communicationnelle. Pas plus qu’une organisation politique centrale, les réseaux sociaux ne sont le facteur qui déclenchera une insurrection généralisée du prolétariat. L’unification du prolétariat ne peut se faire que dans la lutte insurrectionnelle. C’est un processus qui ne se limite pas à reprendre à son compte l’entassement des prolétaires dans les usines ou les grands ensembles, leur massification dans le train-train quotidien. L’unification réelle se fait dans l’affrontement avec le capital. La pratique insurrectionnelle, inter-individuelle, des prolétaires dissout la distribution des travailleurs par boîte ou par secteur, par communauté nationale ou religieuse, par assignation genrée à l’intérieur ou à l’extérieur des lieux de travail etc., alors que les luttes quotidiennes ne font qu’égratigner de telles fragmentations. Le déroulement de l’insurrection efface les divisions, y compris dans des zones martyrisées par la guerre, par des nettoyages ethniques récents ou des haines ataviques très enracinées (Israël/Palestine, Serbie/Croatie, etc.).
3.3.2 – Devenir de la CMS durant la phase insurrectionnelle
Avant de poursuivre l’examen de ce que pourrait être une insurrection du prolétariat dans la prochaine crise, voyons rapidement ce qu’il adviendrait de la CMS. Nous avons vu que la crise va la scinder entre sa couche supérieure et sa couche inférieure.
Face à une insurrection prolétarienne, il semble clair que la partie supérieure de la classe moyenne s’engagera résolument aux côtés du capital pour défendre son bien, éventuellement dans des mouvements ultra-régionalistes. Cela suffit pour notre propos.
La couche moyenne de la CMS se partagera entre les couches supérieure et inférieure. Réduite comme peau de chagrin, elle perdra son influence politique et sociale.
Quant à la partie inférieure de la CMS, celle qui n’est pas prolétarisée, mais fortement paupérisée, elle tentera de promouvoir des solutions de type autogestionnaire, nationaliste, éventuellement en liaison avec le prolétariat réformiste. Ce faisant, elle sacrifiera d’autres fractions de la CMS sur l’autel de la prolétarisation, et tentera de ramener le prolétariat insurgé à la négociation, soit de façon politique, soit en s’associant à la répression.
Il faut cependant noter cette particularité des conditions de l’insurrection moderne : les fonctions du travail intellectuel prennent maintenant place dans le salariat, et non plus à l’extérieur. La prolétarisation d’une fraction de cette classe peut, dans l’insurrection, apporter aux insurgés une aide utile. Car les prolétaires nouveaux qui viendront ainsi s’adjoindre au prolétariat existant seront bien prolétaires au sens de sans-réserves, mais ils se distingueront des autres par leur passé, par les connaissances que leur fonction leur a permis d’acquérir. On connait déjà ce type de prolétaires dans les pays centraux. Les migrants qui y arrivent aujourd’hui depuis les pays périphériques sont souvent ceux qui avaient des réserves au départ, qui avaient dans leur pays des fonctions de classe moyenne. On peut ainsi voir d’anciens cadres, médecins, etc. venus du bout du monde faire les serveurs ou les manutentionnaires à Londres ou à Paris. La partie prolétarisée de la CMS pourrait jouer un rôle spécifique dans l’insurrection en lui apportant des savoir-faire que les autres prolétaires n’ont pas. Cela pourrait constituer un élément nouveau important dans l’histoire des insurrections. En effet, une partie au moins des spécialistes dont la lutte insurrectionnelle aura besoin fera directement partie de la classe (voir plus bas, § 4.4.2). Sans doute pas les ingénieurs, mais des techniciens en tous genres, des infirmiers, des professeurs de matières scientifiques, etc. On ne peut toutefois exclure que, alternativement, des membres prolétarisés de la CMS inférieure s’inscrivent dans le prolétariat réformiste contre l’insurrection. Une option n’exclut pas l’autre.
3.3.3 – Nécessité historique de l’insurrection prolétarienne
La nécessité historique dont il s’agit ici n’existe que du point du vue de la « cause finale », c’est-à-dire du dépassement posé comme un but – ce dont la théorie communiste ne peut pas se passer. Pourquoi le prolétariat et son soulèvement ne sont pas circonstanciels dans le dépassement du MPC ? Pourquoi celui-ci ne peut-il pas se faire autrement ?
Deux considérations au moins s’imposent ici. La première est que c’est le prolétariat seul qui, par son soulèvement, bloque la reproduction du MPC. La croissance de la composition organique du capital, ou la baisse tendancielle du taux de profit, ou la pléthore de capital d’un côté et dénuement des prolétaires de l’autre, ne parviennent jamais d’eux-mêmes au point de la non-reproductibilité totale. Cela revient à dire que la théorie communiste ne peut pas se contenter de poser ces différentes expressions de la contradiction prolétariat/capital. « Il faut montrer où se situe, dans cette contradiction, la possibilité de son dépassement »8. La crise générale n’est elle-même qu’une prémisse de la possibilité du dépassement. Cette dernière n’apparaît que lorsque la reproduction du rapport se bloque. Et ce blocage n’est autre que l’insurrection, par laquelle le prolétariat se constitue en pur sujet en refusant d’entrer dans le rapport salarial, en assumant ainsi sa totale séparation d’avec les conditions objectives de sa reproduction, et en niant simultanément cette pure subjectivité par la prise de possession de moyens de production.
La deuxième considération est que, contrairement au prolétariat, la CMS est objectivement reliée au capital, non pas par la propriété directe des moyens de production, mais par l’exercice d’une partie des fonctions du non-travail, en échange de quoi elle accède au fond de consommation du non-travail par le sursalaire. À partir de là, la CMS ne peut pas, en tant que telle, être partie prenante de la constitution du pur sujet, tout simplement parce qu’elle ne se trouve pas entièrement séparée des conditions objectives de son existence, étant donné qu’elle a des réserves. Pour la même raison, lorsqu’il y a alliance interclassiste entre prolétariat et CMS, la constitution du pur sujet est exclue, tout simplement parce le prolétariat est alors allié à une classe qui a des réserves. Et ce n’est pas sans conséquences sur les formes concrètes, les pratiques de lutte, etc. Par exemple on a vu que la CMS a recours à une partie de ses réserves pour animer le mouvement des places (cf. Épisode 4, § 2.3.2).
Ces remarques nous incitent à revenir une dernière fois sur la question des vessies et des lanternes, cette fois sous l’angle de la violence révolutionnaire. L’appropriation théorique de la période de 68, par les marxistes, marxiens et beaucoup d’autres commentateurs est souvent caricaturale, en ce que la différence entre le 68 des ouvriers et celui des étudiants n’est pas faite9. On ne voit pas deux classes à l’action luttant chacune pour des buts propres, et on confond les pratiques de l’une avec celles de l’autre. Au cours de ce feuilleton, nous n’avons pas cessé de mettre en garde contre la double illusion que les pratiques de lutte de la CMS seraient par essence pacifiques ou que, à l’inverse, leur violence serait révolutionnaire par nature. Il faut encore ajouter que, notamment en raison de leurs réserves, de petites fractions de la CMS sont aussi capables de parodier l’armement du prolétariat. N’a-t-on pas vu dans l’après-68, un peu partout en Occident, la multiplication de groupes armés clandestins ou semi-clandestins se lancer dans toutes sortes de violences (assassinats, kidnapping de patrons et politiques, etc.) s’imaginant aller ainsi vers la prise du Palais d’Hiver ? À quelques exceptions près, il s’agissait de la fraction la plus dure et indécrottable du gauchisme post-soixante-huitard, mais la violence politique dont elle était porteuse n’a pas manqué de faire illusion, notamment en Italie, en Allemagne et aux États-Unis.
3.3.4 – Attaque du capital
Venons-en à l’activité insurrectionnelle du prolétariat. Nous avons vu plus haut que la saisie de moyens de production était l’une des différences entre l’émeute et l’insurrection. La question de l’attaque du capital est à envisager de plusieurs façons :
Sortir des lieux de travail ? Nous avons dit que l’insurrection se caractérise par le fait que les prolétaires arrêtent de travailler et sortent des lieux de travail pour affronter le capital à un niveau plus général que les conflits d’entreprises ou de secteur. Dans cette suspension générale du travail, l’arrêt des travailleurs productifs jouera un rôle crucial en bloquant la production de plus-value. Sortir des usines et des bureaux, donc, mais pour aller où ? On ne peut plus se représenter une insurrection sous la forme de barricades défendant, comme au 19° siècle, les quartiers ouvriers, qui étaient en même temps lieux de travail et d’habitation. La barricade n’appartient plus à l’arsenal de l’insurrection. Dans sa forme matérielle, le capital est aujourd’hui constitué d’usines et de tours de bureaux qui sont géographiquement très éloignées des lieux d’habitation. Dans ces conditions, « sortir des usines » peut-il signifier ne pas y aller, et concentrer l’attaque du capital sur les lieux de la reproduction hors travail (banlieues, centre-villes, etc.) ? Oui, mais seulement dans le mesure où cela est une attaque contre d’autres capitaux. S’il s’agit de pillages alimentaires, il est probable que l’intérêt en sera rapidement épuisé. Il faudra alors sortir des agglomérations pour attaquer des formes du capital fixe plus à même d’aider à la survie (ports, entrepôts, aéroports, etc.), ainsi que les stocks en mouvement sur rail et sur route, voire les réserves stratégiques de carburant et de produits de base. Là encore, il faut tenir compte du fait que l’activité du prolétariat dans l’insurrection a abandonné le terrain de la négociation : contrairement au cas de la grève générale prolongée (qu’on pense à mai 68 en France), les prolétaires n’ont pas le loisir d’attendre, d’en profiter pour retaper la maison ou pour jouer aux boules dans la cour de l’usine. Dans les conditions de l’insurrection, ils ne se retrouveront pas non plus ici ou là pour « bloquer » et attendre, en cassant des DAB ou des péages, comme dans le mouvement des Gilets Jaunes. Des barrages momentanées ne sont pas exclus, mais ils ne serviront qu’à ralentir les mouvements terrestres de la répression, pas à délimiter le territoire d’une « base rouge » (à quel endroit d’ailleurs?) comme dans le cas des barricades. Car la mobilité sera la règle. Il s’agira de saisir de quoi vivre, et de vivre mieux qu’avant l’insurrection, matériellement et moralement. Compte tenu de la dispersion actuelle des lieux de travail et d’habitation, ainsi que de ceux de stockage et de logistique, on doit s’attendre à ce que l’insurrection soit très préoccupée de transports et de communications bien plus que de délimiter des bases. Les « barricades » devront plutôt être électroniques, pour brouiller les communications de la répression terrestre, aérienne (qu’on pense aux drones), maritime et fluviale. Cela créera une occupation du territoire nouvelle, inédite, parce que les lieux d’habitation, de travail, etc. n’auront plus les fonctions que leur attribue le capital en temps normal. La question de la division ville/campagne sera posée pratiquement. Les banlieues ne serviront plus forcément de lieu d’habitation. Les bureaux, les usines, ne seront plus le principal lieu de rencontre des prolétaires entre eux. Ceux-ci trouveront n’importe où – en ville, sur les carrefours, dans des squats, des cinémas, des centres commerciaux, voire même dans les villages, les moyens matériels de leur socialisation. L’occupation du territoire par l’insurrection rompt avec celle du capital, elle n’en est pas le double négatif. Elle a sa logique propre. À ce sujet, la dispersion territoriale prévisible de l’insurrection est en soi un avantage pour la lutte, en ce qu’elle interdit la formation d’un front.
Quelles saisies ? Le prolétariat attaque le capital pour des raisons de survie immédiate, et pas pour des raisons idéologiques. Il s’attaquera donc aux stocks des marchandises de la branche II, y compris les concessionnaires automobiles et les pompes à essence. Et il s’attaquera aux lieux de travail (branche I et II) pour y saisir des équipements pouvant lui servir à la survie ou à la lutte – il n’y aura plus trop de différence – voire à une éventuelle reprise de la production (voir plus bas, § 4.4.2). Pour passer de l’attaque d’un supermarché à celle d’une plateforme logistique, il faut tout un équipement qui ne se trouve pas au pied des tours (de banlieue ou de bureaux). Dans ces attaques, les prolétaires n’attaqueront pas nécessairement « leur » usine ou « leur » tour de bureaux. Au moment où éclate l’insurrection, il se peut que des prolétaires soient sur leur lieu de travail et l’attaquent. Au même moment, d’autres initiatives seront plutôt subordonnées à des facteurs de proximité ou d’opportunité pour les prolétaires locaux sur leurs lieux d’habitation. Mais ensuite, il faudra bien que les uns et les autres sortent de « chez eux » (du lieu de travail ou du lieu d’habitation), soit pour continuer les saisies, soit pour prendre contact avec (ou rejoindre) d’autres insurgés, d’autres initiatives de saisie. Parmi les saisies nécessaires à la lutte et à la survie, les moyens de communication et de transport joueront donc un rôle d’autant plus grand que l’insurrection sera plus dispersée et que la survie autarcique sera impossible.
Quel armement ? L’insurrection comporte nécessairement des phases d’affrontement armé. Mais l’époque n’est plus aux barricades et aux fusils ou à la petite artillerie. De même, on ne peut pas se représenter l’insurrection comme un super-cortège de tête, ou comme une manifestation gigantesque, même armée. L’insurrection sera à l’opposé de ces mouvements de masse qui offrent des cibles faciles à une répression qui d’ailleurs sera bien plus féroce que maintenant si le capital est véritablement menacé. La dispersion de l’insurrection dans l’affrontement du capital sera une de ses forces et une de ses défenses. Les moyens de la répression sont énormes et très sophistiqués, et on a déjà dit qu’il n’est pas possible d’envisager la moindre insurrection si un processus de décomposition des forces armées n’est pas bien engagé déjà. Cette décomposition sera accélérée par des attaques contre le capital au niveau des transmissions électroniques, ou simplement routières, portuaires, aéroportuaires, mais les actions du prolétariat seront rapidement étouffées si la crise n’a pas déjà sérieusement entamé la capacité de répression et de contrôle social du capital. Les armements saisis n’excluront pas les armes ordinaires, mais l’armement dont le prolétariat aura besoin pour lutter contre le capital sera aussi dans les centres de télécommunication. Selon les cas, ils seront détruits ou utilisés.
Quel champ d’action ? Multinational comme le capital aujourd’hui, même dans la démondialisation. N’employons pas le terme d’internationalisme, qui comporte une dimension morale et militante et qui est marquée par les échecs répétés des organisations nationales du mouvement ouvrier des différents pays à s’unir réellement. Ce qui nous concerne ici, c’est que la mondialisation du capital, même dans la phase de son démontage, a pour corollaire que la crise éclatera simultanément, et dans des conditions similaires, dans plusieurs pays centraux, car les prolétaires y seront confrontés à des problèmes analogues. Toutes les conditions que nous avons envisagées ci-dessus sont directement valables dans la plupart de ces pays. Les spécificités nationales, qui existent sans doute, perdront d’autant plus d’importance que les foyers insurrectionnels s’étendront et se rejoindront rapidement. Par ailleurs, comme nous l’avons dit plus haut, l’extension des saisies obligera les insurgés à sortir du périmètre qu’ils connaissent déjà. Cela peut être la zone où l’on travaille ou celle où l’on habite, mais à une autre échelle cela peut être aussi la nation. Le démarrage local de l’insurrection ne signifie pas que chacun reste bien chez soi.
Quelle production ? Aussi longtemps qu’on a confondu émeute et insurrection, on a pu écrire que « l’insurrection ne travaille jamais »10, laissant ainsi entendre qu’elle ne comporte aucune reprise de la production. On a aussi pu lire que le démarrage de la révolution se reconnaitrait au fait que les ouvriers sortent des usines, éventuellement après les avoir détruites. Il faut sans doute réviser ces points de vue, car l’insurrection n’est pas une émeute à deux niveaux au moins, celui de l’attaque du capital constant et celui de l’armement. L’insurrection, pour cette raison, peut durer plus longtemps qu’une émeute. Se pose alors la question des moyens dont disposent les prolétaires pour survivre et se battre après une première phase de pillages et de saisies. Contraints à une recherche de plus en plus large de stocks à saisir, ils seront nécessairement amenés à se poser la question de reprendre la production – malgré leur dégout du travail et leurs faibles qualifications. Ceci passera par un retour vers les lieux de production. C’est ici que se pose la question du saut dans l’inconnu de la communisation. Car on peut parier que le degré technique actuel des moyens de production ainsi que l’importance de la logistique tout au long des chaines de valeur rendront impossible une reprise de la production « comme avant » l’insurrection. De plus, une expérience autogestionnaire généralisée est exclue. L’autogestion ne peut se faire que comme tentatives partielles, et antagoniques entre fractions interclassistes. Si la reprise de la production ne se fait pas comme reprise de l’accumulation du capital (ce qui est notre hypothèse ici), il faudra donc se lancer dans des productions bricolées, d’ampleur limitée en raison de la faiblesse des stocks et des problèmes logistiques (voir plus bas, § 3.4).
Concluons : est-ce que l’attaque du capital signifie lui infliger des pertes de valeur par les saisies et les destructions ? Il ne faut pas s’exagérer la portée de telles pertes, d’une part parce que les capitalistes seront déjà en train de traverser une phase de dévalorisation accélérée, d’autre part parce que ces pertes peuvent toujours faciliter, à leur corps défendant, un réajustement plus rapide du taux de profit (de même que les dégâts de la guerre). Attaquer le capital dans l’insurrection, ce n’est pas ruiner les capitalistes en détruisant leurs propriétés, fussent-elles des usines. C’est surtout attaquer le rapport social capitaliste, c’est-à-dire refuser de se soumettre à l’échange salarial et à ses conditions, devenues manifestement intolérables. Les prolétaires insurgés forment entre eux un rapport qui change la forme sociale des moyens de production par le fait même qu’ils doivent saisir des éléments de capital pour assurer leur reproduction immédiate, matérielle et sociale. Plutôt que dévalorisé, le capital saisi est alors dé-valoré11. La position de la nature extérieure comme valeur devant se valoriser – qui va de soi dans la reproduction normale de la société capitaliste, même en crise – est provisoirement suspendue pour eux. De la sorte, ils contestent au rapport social capitaliste le statut de rapport social fondamental. Par là, leur activité comporte un potentiel de dépassement communiste.
3.4 – Communisation et dépassement du ménage à trois
Nous appelons communisation le procès de dépassement du MPC tel qu’on peut le projeter sur la base des conditions générales actuelles de l’accumulation capitaliste, c’est-à-dire tel qu’il s’est reformulé, de l’après-68 jusqu’à aujourd’hui, sur la base de l’émergence d’un nouveau cycle d’accumulation (dit postfordiste) et du déclin concomitant du mouvement ouvrier traditionnel. La communisation n’est pas un mot d’ordre ou un programme politique qu’il faudrait porter dans les luttes quotidiennes, mais la révolution communiste telle qu’elle peut s’enclencher à notre époque une fois atteint le stade insurrectionnel de la lutte des classes. Si elle a lieu, la communisation de la société émergera de l’insurrection du prolétariat sur la base de ses caractéristiques historiquement spécifiques telles qu’on a essayé de les anticiper, et pour répondre à des problèmes pratiques, eux aussi historiquement spécifiques.
Au moins deux questions se posent dans la discussion de la communisation, à partir de nos développements sur le ménage à trois de la lutte des classes :
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Est-ce que la mise au jour de la mécanique du ménage à trois de la lutte des classes nous permet d’approfondir notre conception du communisme ?
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Étant donné qu’on ne peut pas parler de communisation de la société tant que la production n’a pas repris de façon systématique, pourquoi les insurgés seraient-ils amenés à reconfigurer le procès de production et reproduction de la vie matérielle d’une manière qu’on peut définir communiste, c’est-à-dire sans classes, sans exploitation, libre et conscient ?
C’est le genre d’interrogations qu’il est impossible de trancher une fois pour toutes. Essayons tout de même de poser quelques jalons.
3.4.1 – Travail manuel et travail intellectuel
La question du contenu du communisme peut être abordée de plusieurs façons. La fin de l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel en est une. Cette question se trouve déjà chez le jeune Marx d’avant le tournant de 1848, dans L’idéologie allemande par exemple :
« Le division du travail ne devient effectivement division du travail qu’à partir du moment où s’opère une division du travail matériel et intellectuel. […] par la division du travail, il devient possible, bien mieux il arrive effectivement que l’activité intellectuelle et matérielle, la jouissance et le travail, la production et la consommation échoient en partage à des individus différents ; et alors la possibilité que ces éléments n’entrent pas en conflit réside uniquement dans le fait qu’on abolit à nouveau la division du travail ». (Karl Marx et Friedrich Engels, L’Idéologie allemande, Éd. Sociales 1968, p. 61)
Dans ce passage, l’opposition entre travail manuel et travail intellectuel est identique à l’opposition entre travail et non-travail (voir Épisode 2, § 2.4.1). Opposition qui est en fait une contradiction entre classes distinctes qui incarnent deux fonctions fondamentales de la société. Si nous en restons là, le travail intellectuel a un statut ambigu, puisqu’on le définit comme travail, mais en même temps on le range dans les activités du non-travail. La place organique de la CMS dans le capitalisme développé impose de lever cette ambiguïté. Le travail intellectuel n’existe en tant que travail que dans la mesure où il se place à l’extérieur de la classe du non-travail. Et c’est pour cette raison qu’il peut être productif de plus-value. Rappelons que la CMS, qui est la classe du travail intellectuel, n’est pas elle-même la classe du non-travail. C’est la classe capitaliste qui est la classe du non-travail. Mais la CMS reçoit de la part de celle-ci le mandat de s’occuper de cette partie du non-travail qui consiste à veiller sur la bonne marche de l’exploitation. C’est un effet de la séparation historique entre propriété et gestion du capital. Le résultat du procès d’exploitation est un surtravail/surproduit dont la classe capitaliste seule détient la propriété, et dont une petite partie est dévolue à récompenser la CMS avec une prime de chien de garde (le sursalaire).
Dans la pensée de Marx et dans le programme prolétarien en général, ce mécanisme reste toujours dans l’ombre, d’autant qu’à leur époque le travail intellectuel salarié n’était que peu développé. Le programme prolétarien projette l’abolition de la division du travail (au sens que Marx lui donne dans la citation) comme un processus interne au développement ultérieur (donc à la perpétuation) du travail, censé devenir « premier besoin de l’homme » dans le communisme supérieur. Cela se voit dans les limites et les ambiguïtés du mouvement ouvrier traditionnel dans son rapport à la petite-bourgeoisie intellectuelle, ainsi que dans sa vision de la société post-révolutionnaire. Une critique de la Critique du Programme de Gotha12, par exemple, montrerait que la séparation du travail manuel et du travail intellectuel demeure dans la société gérée par les « travailleurs associés », même dans le stade supérieur du socialisme.
Cependant, dans le passage de L’Idéologie Allemande cité plus haut, Marx perçoit bien qu’il ne peut pas y avoir d’abolition de la division entre travail manuel et travail intellectuel sans dépassement de l’exploitation (extraction du surtravail par la classe du non-travail). De quelque façon qu’on tourne la chose, tant qu’on se limite à définir le contenu du communisme comme abolition de l’échange, on maintient de facto les fonctions séparées et antagoniques du travail et du non-travail, donc le travail et son encadrement, et l’abolition de la division du travail ne peut rester qu’une vague utopie toujours remise aux calendes grecques. Cela empêche aussi de concevoir la production comme pleinement intégrée au règne de la liberté :
« En fait, le royaume de la liberté commence seulement là où l’on cesse de travailler par nécessité et opportunité imposée de l’extérieur ; il se situe donc, par nature, au delà de la sphère de production matérielle proprement dite ». (Karl Marx, Le Capital, Livre III, Tome VIII, Ed. Sociales, Paris 1960, p. 198).
La problématique de l’insurrection du prolétariat, telle qu’on peut l’envisager dans les conditions actuelles de maturité du rapport capitaliste, permet d’aller au-delà de ce point de vue.
3.4.2 – La production comme bricolage
Les moyens de production actuels, ainsi que leur organisation sociale le long des chaines de valeur, ne permettent pas de reprise autogérée de la production par les prolétaires. Dans ces conditions une reprise de la production ne peut se faire que comme bricolage. On entend par là une façon de produire contrainte d’improviser ses méthodes et ses produits en fonction d’une disponibilité d’intrants irrégulière, partielle, mal adaptée. Cela vaut pour les matières premières, les outils et les qualifications disponibles. Non seulement un tel dispositif est nettement moins productif que sous le règne du capital, mais il ne permet pas la normalisation de l’activité productive, ni celle des produits.
Il a été montré ailleurs13 que la recherche de la productivité et de la normalisation caractérisent la production de valeur. Nous ne reviendrons pas ici sur la démonstration. Limitons-nous à souligner que les insurgés n’ont pas la possibilité de structurer d’une telle manière leur production. Et le fait même qu’ils produisent dans l’improvisation réunit dans leur activité ce que sont le travail manuel et le travail intellectuel dans le MPC. D’une part, il n’y a pas d’automatisme, pas de régularités possibles dans les produits, pas de reproduction automatique des méthodes. Il dépend notamment des résultats de la lutte contre le capital (de la répression, mais aussi du contenu des saisies, des avancées de l’insurrection), que la production s’oriente dans un sens ou dans un autre. À chaque fois, dans chaque endroit, il faudra que les insurgés rediscutent de l’étape suivante, fassent le compte des ressources disponibles et imaginent ce qu’ils peuvent en faire en fonction des exigences du moment. Il faudra qu’ils confrontent les options de la lutte, et de leur vie dans la lutte, aux éléments de capital saisis ou à saisir. Les insurgés devront décider quelle fraction de capital ils veulent/peuvent attaquer, et pour mener quel type de survie (y compris quelle poursuite de l’attaque du capital).
D’autre part, la production sur cette base sera en même temps apprentissage, de la tâche comme de son organisation. Elle sera de toute façon provisoire, non reproductible à l’identique. L’apprentissage se fera aussi bien par l’expérience que grâce à l’aide des ex-membres de la CMS inférieure prolétarisés par la crise, et qui disposeront de savoirs-faire que les prolétaires n’ont pas. La reprise de la production par les insurgés se fera comme activité-pas-seulement-productive14, puisqu’elle se fera indissociablement comme lutte contre le capital, apprentissage et survie immédiate. Issus de circonstances uniques à chaque fois, les produits obtenus n’auront pas vocation à se mesurer avec d’autres produits du même type en fonction du temps qui leur a été consacré. Ils pourront circuler, mais ne seront pas échangeables. Dès lors, il ne peut pas s’instaurer un mécanisme général de détermination du temps de travail socialement nécessaire. Même les actes productifs qu’on pourrait qualifier de « performants » parce qu’exécutés dans l’urgence demeureront « uniques » parce qu’inséparables de leurs autres raisons d’être, qualitatives à chaque fois. C’est dire qu’ils ne contraindront pas à une élévation générale de la productivité de la part des autres initiatives de production. Leur utilité propre ne viendra en considération que comme évaluation de l’effet de l’activité sur la lutte de classe, la survie et l’apprentissage. Tel sera le critère de validité (ou d’échec) d’une activité de production bricolée. Et c’est à la même aune que les produits seront partagés.
La production comme bricolage est un élément de la possibilité du communisme à cause l’absence totale d’automatismes dans la reproduction sociale. La base technique avec laquelle insurgés auront à se confronter comporte des moyens de production très sophistiqués et leurs initiatives de reprise de la production ne pourront pas s’envisager avec des clous et des marteaux. Les ingénieurs ne seront pas là pour leur organiser travail, et les membres prolétarisés de la CMS inférieure n’en seront pas capables. En l’absence de possibilité autogestionnaire généralisée, les discussions, apprentissages, tentatives successives des insurgés tiendront lieu de « travail intellectuel ». Mais de plus, la production bricolée de l’insurrection élimine aussi la fonction disciplinaire de l’encadrement. Celle-ci tient sa raison d’être de la concurrence entre les différents producteurs d’une même marchandise. L’encadrement a pour fonction, de près ou de loin, d’assurer que le niveau de productivité permet bien de toucher le profit moyen, et que la normalisation du produit est bien conforme. C’est la condition de l’échangeabilité. Nous avons vu que la production bricolée est faite d’activités uniques à chaque fois, sans recherche de productivité ni de normalisation. Dès lors, elle dispense du recours aux fonctions d’encadrement dévolues dans le capital au travail intellectuel séparé, puisqu’il ne peut y avoir de comparaison entre deux procès « uniques ». Dans la mesure où elle dépasse la division entre travail manuel et travail intellectuel, la production bricolée élimine la base de l’existence de la classe moyenne salariée.
Le travail intellectuel disparaît donc dans ses deux fonctions en même temps que le travail manuel. Tous deux se fondent dans l’activité-pas-seulement-productive. C’est tout cela qui s’amorce comme possibilité du communisme dans l’activité des insurgés. Dans le communisme, on peut dire que le caractère « pas-seulement-productif » de l’activité de production tiendra à ce que la production parviendra à englober les pratiques du non-travail dans leur généralité : non seulement comme choix et organisation de l’acte productif et gestion de son résultat, mais aussi jeu et jouissance des sens. La production, si l’on y tient, pourra alors devenir le premier besoin parce qu’elle ne sera ni travail, ni non-travail, mais directement vie active et passive, effort et repos.
3.4.3 – Nécessité, liberté, conscience
Dans ce qui précède, le dépassement de la division du travail manuel et du travail intellectuel semble une conséquence nécessaire des conditions matérielles de l’insurrection. Mais alors, le règne de la nécessité n’est-il pas dépassé ? Le communisme serait-il produit par un automatisme de l’histoire, sans liberté ni conscience ? Les prolétaires s’auto-nieront-ils sans le savoir ni le vouloir ?
Considérons le rapport social interne au prolétariat insurgé. Il comporte un degré de liberté et de conscience que n’a pas le rapport social capitaliste. Celui-ci achève un cycle de production en dégageant les conditions sociales et matérielles du cycle suivant. Autrement dit, la suite est donnée par ce qui précède, et cela pour chaque classe. Une telle détermination n’existe pas pour le rapport social que les insurgés nouent entre eux parce que, pour la première fois dans l’histoire humaine, on a une socialisation des individus qui n’est pas un rapport de classe, au sens où celle-ci ne se fait pas sur la base de l’exploitation. Au lieu d’être un surproduit qui va décider de leur activité ultérieure, le résultat de l’activité des insurgés, y compris d’une éventuelle production, est le retour au dénuement de la pure subjectivité sans capitaux en face pour offrir du travail, dicter son contenu et socialiser les individus. En face, il y a la répression capitaliste qui ne cesse pas, et qui contraint à la poursuite de la lutte. Mais les voies et les moyens de celle-ci sont toujours à re-discuter entre insurgés, à réadapter aux circonstances nouvelles. Autrement dit, en même temps que la contrainte liée à l’affrontement de classe est énorme, la situation laisse au rapport social insurrectionnel un degré de liberté et de conscience que n’a pas le travail salarié, et qui participe de ses atouts.
Certes, ce rapport n’est pas entièrement libre et conscient. Il n’est pas déjà en lui-même le règne de la liberté. Il n’est pas une sécession par rapport au capital. En tant qu’affrontement du capital, il est encore pris à l’intérieur du déterminisme de l’histoire des modes de production. Mais en tant que rapport social inter-individuel n’ayant pour présupposition que la situation de dénuement des prolétaires, il est contraint à un degré supérieur de liberté et de conscience par rapport au salariat. Ce paradoxe est l’équivalent, dans des conditions historiques différentes, du communisme de guerre de la Russie révolutionnaire : on partage tout, mais on n’a rien.
Les sociétés de classe sont-elles inconscientes ? Non, au sens où toute activité humaine est assortie d’une conscience opératoire adéquate pour la mener, qu’il s’agisse d’un travail élémentaire ou de la direction d’une entreprise, voire d’un État. Mais oui, elle le sont au sens où le rapport social fondamental n’y existe que comme rapport entre les classes, et que ce rapport est forcément une contradiction qui fait évoluer la société dans un sens déterminé (l’accroissement du surproduit dans les MP pré-capitalistes, l’extraction maximale de la plus-value dans le MPC). Cela implique que la marche de la société résulte des aléas du rapport entre les classes, et non pas des désirs ou volontés de l’une ou l’autre classe, et encore moins d’un individu. La conscience de cette marche contradictoire existe bien, mais dans l’abstraction de la théologie, de la philosophie, et finalement de la théorie communiste. C’est cela que le rapport social insurrectionnel remet en cause – sans l’éliminer toutefois. Car s’il y a des différends et des oppositions entre les individus qui le composent, il n’y a pas la contradiction de l’exploitation du travail, ni la détermination de l’activité du cycle n+1 par le surproduit du cycle n.
Les insurgés ont bien sûr une conscience immédiate de leur activité, comme pour toute autre activité. Et l’insurrection ne leur insuffle pas une conscience théorique. Mais leur conscience immédiate doit se rapprocher d’une conscience sociale plus générale (pas forcément abstraite) en raison même du mode de fonctionnement du rapport social insurrectionnel. La pratique immédiate des insurgés, étant confrontée à l’éclatement de la contradiction sociale, étant orpheline des automatismes de la reproduction capitaliste, doit s’élever à la vision de son propre devenir, qui est la résolution de la contradiction fondamentale. Cela ne signifie pas que les insurgés deviennent théologiens, philosophes ou théoriciens, mais que leur pratique immédiate étant pratique du changement de la société, la conscience immédiate de cette pratique englobe naturellement des questions qui ne sont pas immédiates.
Essayons de rassembler les éléments que nous donne notre tentative de projeter la crise à venir. Nous avons vu que cette crise serait nécessairement dévastatrice pour l’équilibre du ménage à trois, porteuse de destructions immenses et de luttes intenses entre les classes.
Du côté des capitalistes, on assistera à des conflits entre fractions attachées à l’ancienne formule de la plus-value et fractions porteuses d’une formule supérieure de l’exploitation du travail. Cette formule nouvelle dépassera les limites actuelles, dues à l’importance croissante de la plus-value absolue, en promouvant la numérisation à marche forcée, la précarisation généralisée du travail, le revenu universel et la dissolution au moins partielle des oligo- et monopoles. Si elle est se généralise et se stabilise, cette nouvelle formule de la plus-value constituera le dépassement du post-fordisme, et bouleversera la société dans son ensemble comme l’a fait à son époque l’introduction du fordisme.
Du côté des classes salariées, la lutte contre les effets de la crise se fera certainement dans un contexte interclassiste, au sens où le prolétariat et la CMS inférieure seront confrontés à une attaque frontale du capital contre leur niveau de vie. La radicalisation de l’interclassisme se verra à l’apparition de vastes mouvements de grève affectant des secteurs entiers de l’économie. Ces grèves qui mobiliseront les deux classes seront accompagnées de manifestations violentes, massives et décentralisées. Et les émeutes se multiplieront et s’intensifieront à la mesure de l’insuffisance, voire de l’absence, de réponse satisfaisante des capitalistes aux revendications posées par le mouvement interclassiste. On ne peut exclure que ce profond mouvement de luttes quotidiennes réactive une ultime tentative de programme néo-socialiste.
En ce qui concerne le prolétariat seul : qu’il rompe avec la lutte interclassiste et ses échecs ou qu’il attaque le capital sans rapport avec celle-ci, une insurrection est rendue possible par la nature même de la crise à laquelle il sera confronté. Cette crise en effet ne sera pas simplement la petite purge périodique dont le capital a besoin régulièrement. Cette fonction ne sera pas absente, mais s’y ajoutera celle de mettre en place des modalités nouvelles de la reproduction du prolétariat permettant de lancer la nouvelle formule de la plus-value. Dans le temps court de la crise, il faudra que les capitalistes dépouillent le prolétariat des circuits habituels de sa reproduction, avant de pouvoir éventuellement, dans le temps long de la restructuration, mettre en place des modalités de travail et de vie qui tiennent complètement compte de l’impact de la numérisation généralisée et de la précarité universelle, dans le travail et en dehors.
C’est dans ce moment d’instabilité du rapport social capitaliste, où les prolétaires sont contraints de s’adapter à l’amorce d’une nouvelle forme de l’exploitation sans que le rapport social en crise leur en donne les moyens, que s’ouvre la possibilité d’un dépassement communiste. L’insurrection s’attaquera aux moyens de production des deux branches et non plus seulement, comme le fait l’émeute, aux marchandises de la branche II (moyens de consommation). Elle s’emparera d’éléments du capital pour lutter et survivre, indissociablement, et ce faisant créera un rapport social spécifique entre les insurgés où la question de la négociation avec le capital ne se posera pas. Dans ce rapport social insurrectionnel, les prolétaires subiront les contraintes typiques de la lutte des classes, mais jouiront en même temps d’un degré nouveau de liberté et de conscience en raison de la présupposition de leur activité dans la pure subjectivité. Si les insurgés mettent en marche une production de survie et de lutte, ils devront le faire comme bricolage, ce qui comportera le même antagonisme entre contrainte accrue par la situation matérielle de l’insurrection et liberté/conscience augmentée par cette même situation. Un des aspects de la production comme bricolage est qu’elle permet le dépassement de la division entre travail manuel et travail intellectuel, éliminant ainsi la base de la CMS. Le passage de cette production bricolée à la communisation proprement dite abolit ainsi toutes les classes du ménage à trois. C’est dans le chaos inévitable de l’activité de crise, entre déterminisme et liberté, que gît la possibilité du dépassement du rapport social capitaliste.
B.A – R.F.,
octobre 2019
1 Cf. Bruno Astarian, Le prolétariat américain pendant la crise de 1929, octobre 2008. Disponible : http://www.hicsalta-communisation.com/histoire/le-proletariat-americain-pendant-la-crise-de-1929
2 Philip Oltermann, Berlin’s rental revolution : activists push for properties to be nationalised, 4 avril 2019 ; https://www.theguardian.com/cities/2019/apr/04/berlins-rental-revolution-activists-push-for-properties-to-be-nationalised?CMP=Share_iOSApp_Other
3 On sait que l’insurrection dite spartakiste (Berlin, janvier 1919) a été provoquée par le limogeage de Eichhorn, chef de la police de Berlin. Eichhorn, membre de USPD, était nettement à gauche. On sait moins que son principal titre de gloire comme grand flic est d’avoir créé une force de police populaire de 2.000 ouvriers… qui se retourna contre lui au moment de l’insurrection.
4 Pour tous les rapports que les hommes entretiennent entre eux sans reproduire et transformer la nature extérieure, nous préférons la notion de rapports collectifs.
5 Michael Seidman, Ouvriers contre le travail. Barcelone et Paris pendant les fronts populaires, Senonevero 2010, pp. 153-182.
6 Contrairement à ce que dit Lénine, l’aristocratie ouvrière ne touche rien d’équivalent à un sursalaire. Pour lui, les surprofits de rente empochés par les oligo- et monopoles permettent à ces capitaux de « corrompre » une fraction de la classe ouvrière avec une partie de leur plus-value. Ce point de vue ne résiste pas à l’analyse. Les salaires relativement élevés qui caractérisent l’aristocratie ouvrière viennent d’un marchandage de la force de travail et d’un rapport de force. Par ailleurs, ils ne sont pas octroyés en raison d’un diplôme universitaire.
7 Quelle que soit par ailleurs le contenu, implicite ou explicite, de cette définition.
8 Bruno Astarian, Solitude de la théorie communiste, août 2016. Disponible ici : http://www.hicsalta-communisation.com/textes/solitude-de-la-theorie-communiste
9 Au sujet du 68 ouvrier, cf. Bruno Astarian, Les grèves en France en mai-juin 1968, Échange et mouvement 2003.
10 Bruno Astarian, L’Abolition de la valeur, Entremonde, Genève 2017, p. 288.
11 Sur la notion de dé-valoration, cf. op. cit., p. 290.
12 Pour une telle critique, on pourra se référer aux considérations déjà faites dans Bruno Astarian, L’Abolition de la valeur, op. cit., pp. 29-49.
13 Op. cit., pp. 105-135.
14 Op. cit., pp. 313-315.
Bonjour,
d’abord je tiens à préciser que j’ai adoré lire ce feuilleton.
J’ai cherché un peu ce qu’internet pouvait me dire sur la désertion, et à part la page wikipédia je n’ai pas trouvé grand chose. Pire, sur wikipédia il semble n’y avoir que la législation relative à la désertion, ainsi que le nombre de déserteurs par pays dans tous les grands conflits depuis 1812, et c’est tout.
Pas d’analyse ni du pourquoi de la désertion, ni du rapport (ou pas) avec la défaite militaire (pourtant, il est par exemple précisé qu’il y a un million de déserteurs en Russie en 1917).
Je voudrais savoir quelles sources je peux consulter à ce propos. Y a-t-il déjà eu un gros travail effectué à ce sujet? Quelles sont les sources qui vous ont permis d’écrire le paragraphe sur la défaite militaire et la désertion?
Merci d’avance !
Salut,
Notre source est le graphique que tu trouveras à https://www.quora.com/How-many-deserters-does-the-US-military-have-every-year-since-the-Iraq-war . Il vient du Ministère de la défense américain. Il s’agit donc de chiffres officiels, probablement sous-estimés. Certains avancent le chiffre de 400.000 cas de désertion sur l’ensemble de la période 1965-1973. Concernant les différents aspects du mouvement anti-guerre dans l’armée américaine, cet article est assez intéressant:
http://www.vietnampeace.org/blog/antiwar-resistance-within-the-military-during-the-vietnam-war
Il fait état de toutes sortes d’actes d’indiscipline, y compris sabotages, notamment dans la Marine.
Merci beaucoup !
Concernant d’autres situations historiques, voici un article très éclairant sur les conséquences du blocus naval de l’Allemagne pendant la Première Guerre Mondiale: https://libcom.org/files/blockade%20Germany_0.pdf
Sur le début de 1914-1918 en France, le livre du Général Bach, « Fusillés pour l’exemple » c’est un bon bouquin qui parle plus d’indiscipline que de mutineries spectaculaires.
Pour une vue d’ensemble sur la Première Guerre Mondiale, l’étude d’André Loez « 14-18, Le refus de la guerre » présente une vaste base documentaire et statistique qui peut être consultée en ligne: http://www.crid1418.org/espace_scientifique/ouvrages/Loez_mutins_anx.pdf
Si vous lisez l’italien, un article sur l’insubordination dans l’armée italienne après la bataille de Caporetto (Ière Guerre Mondiale): https://www.carmillaonline.com/2017/11/29/caporetto-rimozione-falsificazione-storiografica-rivoluzione/
… et une thèse de doctorat sur les désertions dans la Wehrmacht entre 43 et 45 en Italie: https://arts.units.it/retrieve/handle/11368/2924791/226488/Tesi%20Francesco%20Corniani%20seconda%20consegna.pdf