Hypothèses sur la révolution allemande de 1918-20
Les notes qui suivent cherchent à définir le cadre théorique dans lequel replacer la révolution allemande. Leur nécessité résulte du caractère hautement insatisfaisant des documents et analyses courants (Barrot et Authier, Prudhommeaux, Broué, en particulier). D’une part ces ouvrages procèdent de positions théoriques aujourd’hui dépassées. Mais surtout, chacun à un titre différent, ce ne sont pas de bons ouvrages historiques en raison même de ces hypothèses. Barrot et Authier font la leçon à l’histoire au nom d’une vision plus claire que leur donneraient les conditions spécifiques du renouveau théorique des années 70. Broué, de son côté, voit essentiellement l’histoire de cette période comme l’histoire des organisations ouvrières, et en particulier des organisations qu’elle n’a pas eues, pas su se donner – essentiellement un parti bolchevique pur et dur.
On se trouve donc en présence d’une documentation insatisfaisante aussi bien d’un point de vue historique que théorique. On se limitera ici à formuler quelques hypothèses théoriques sur la question, avec l’espoir qu’elles permettront ensuite une meilleure lecture du matériel historique disponible. La première chose à faire est de cerner les spécificités du capitalisme allemand. Il faudra ensuite voir l’impact des conditions de la guerre sur les rapports sociaux ainsi définis dans leur spécificité. Il sera peut-être alors possible d’apporter un jour nouveau sur les événements de la révolution allemande.
I/ LE COMPROMIS BISMARCKIEN
C’est par abus de langage que l’on emploi le terme de compromis bismarckien à propos de la façon dont se sont organisés les rapports sociaux allemands après la guerre de 1870-71. L’établissement de ce compromis fut en effet amorcé par Bismarck, mais ne trouva sa conclusion qu’après sa démission (1890) et même sa mort (1898). Le compromis en question est de nature double:
entre le capital et la propriété foncière, notamment prussienne.
entre le capital et le prolétariat
Après 1870, le développement du capital industriel est suffisamment vigoureux pour que les capitalistes cherchent à développer leurs exportations. Ils deviennent bientôt libre-échangistes, et pensent notamment qu’il serait bon pour eux d’exporter des produits industriels et d’importer des matières premières, agricoles en particulier. Ils se heurtent là à la résistance organisée des agrariens, qui parviendront toujours à s’opposer à la baisse des tarifs douaniers sur les céréales. Après diverses tentatives, un compromis est atteint en 1902: les exportations industrielles seront encouragées par la signature de traités commerciaux, tandis que les agrariens conservent leurs tarifs. [1]
Le succès de la résistance agrarienne signifie la difficulté à mettre en place les modalités de l’extraction de la plus-value relative. Une certaine baisse des subsistances est sans doute observée en raison de l’industrialisation de l’agriculture prussienne, mais cela reste insuffisant et limité régionalement. Dans ces conditions, l’accumulation du capital repose principalement sur la plus-value absolue. L’aggravation des modalités de la subordination propre à ce cas de figure ne manque pas d’engendrer des tensions sociales. Le deuxième volet du compromis bismarckien consiste alors à promouvoir une forme d’intégration du prolétariat qui corresponde à son développement massif tout en maintenant essentiellement son exclusion politique. D’une part il interdit les partis ouvriers (1878), mais d’autres part il impose aux patrons une série de lois sociales qui lui semblent nécessaires pour « prévenir la révolution »:
1883: assurance maladie
1884: assurance accident
1885: assurance vieillesse.
Alors qu’on considère habituellement de telles institutions comme l’indice de l’affirmation de la domination réelle du capital sur le prolétariat, il faut ici voir que le fait que le droit social allemand soit, au début du 20° siècle, « un des plus avancés de l’époque »[2] comme au contraire la marque de la difficulté du changement d’époque dans des conditions de développement assez rapide du capital. Un indice de cette difficulté est, par exemple, la hausse des prix à la consommation, qui fait que les salaires réels et la consommation ouvrière stagnent.
Le compromis bismarckien est donc un double rapport du capital à la propriété foncière et au prolétariat qui est, en quelque sorte, à l’opposé du compromis fordiste. Il ne s’agit pas d’obtenir du prolétariat qu’il se soumette à la deuxième dépossession en augmentant ses salaires réels et en aménageant les rouages de la gestion du travail vivant.Avant la guerre, comme dans les autres pays européens, la question de la taylorisation et de la fordisation ne se pose de toute façon pas encore[3].
Il s’agit au contraire de permettre un développement capitaliste malgré l’entrave d’archaismes comme la grande propriété foncière et la protection tarifaire agricole et les obstacles qui en découlent pour la mise en place de la subordination réelle du travail au capital. Ce compromis n’est pas gratuit pour la société allemande dans son ensemble. Car ces entraves poussent à une concentration du capital plus rapide que dans d’autres pays. La cartellisation de l’économie est une politique délibérément soutenue par l’Etat. Elle aboutit à une politique de prix intérieurs et de marges élevés, permettant une forte présence sur le marché mondial par le biais du dumping[4].
A l’entrée de la guerre, le capitalisme allemand est donc puissant et de plus en plus présent sur le marché mondial, mais il reste marqué par des archaismes qui joueront un rôle important au moment de la crise de 1918-20.
II/ LA GUERRE ET L’ATTAQUE DE LA VALEUR DE LA FORCE DE TRAVAIL DANS LES CONDITIONS DE LA SUBORDINATION FORMELLE
Les années de guerre voient une forte aggravation des modalités de la subordination formelle, mais sans dépassement de la nature formelle de la subordination. Un des problèmes majeurs de l’économie de guerre allemande est le manque de main d’oeuvre, tant en quantité qu’en qualité, au point que l’on doit chercher au front les ouvriers qualifiés pour les ramener vers l’arrière. En Novembre 1916, le plan Hindenburg consacre l’orientation exclusive de l’économie vers l’effort de guerre. Le gouvernement crée l’Office Suprême de la Guerre, qui dispose de pouvoirs étendus. Il donne la priorité aux industrie participant à l’effort de guerre, tant en matières premières qu’en main d’oeuvre. En même temps est promulguée la loi sur le service national auxiliaire, qui met à la disposition du service national tous les hommes valides entre 17 et 60 ans non mobilisés. Hindenburg impose aux patrons le principe de salaires minimaux. Il obtient également pour les syndicats la représentation des salariés dans l’entreprise. Moyennant quoi, les syndicats soutiennent l’effort de guerre, et s’engagent à ne pas faire grève.
Récapitulons l’aggravation des modalités de la subordination pendant la guerre;
Marché du travail: il est pratiquement militarisé, ainsi qu’on vient de le voir. Les syndicats deviennent plus ou moins un rouage de l’état et de l’effort de guerre. Les salaires, même avec le salaire minimal, baissent en valeur réelle du fait de l’inflation. De plus, l’incorporation d’une large partie du prolétariat constitue, pour la première fois à une échelle aussi massive, une forme de travail obligatoire et pratiquement gratuit. Le fait que ce travail soit la guerre (travail improductif) ne change rien au fait que la vie militaire est une des formes les plus stricte de la subordination du prolétariat au capital. On retrouvera cet élément non seulement dans les mutineries de 1917, mais aussi dans l’importance du refus de la discipline militaire après la révolution de Novembre 1918 (les « points de Hambourg »). Le marché du travail est également alimenté par la mise au travail des femmes, des enfants et des invalides et par la réquisition de prisonniers dans les zones occupées.
Procès de production: la mobilisation maximale de la main d’œuvre s’accompagne, dans le procès de production, d’un renforcement de la discipline relayé par les syndicats et de l’allongement de la journée de travail (11-12 heures). Rappelons que les travailleurs qualifiés font l’objet d’un traitement particulier. Ils sont ramenés du front et reçoivent des rations alimentaires spéciales quand ils sont dans la catégorie des « travailleurs de force ».
Reproduction immédiate: l’élément dominant est ici la très forte inflation, qui fait rapidement baisser le niveau de vie. Le rationnement est bientôt introduit, et les rations sont plusieurs fois réduites. La situation du logement se dégrade rapidement.
Il y a donc attaque tri-frontale sur la valeur de la force de travail. Mais il est important de remarquer que cette attaque est d’autant plus violente qu’elle bute sur la centralité du travail vivant dans le procès de travail. Les modalités aggravées de la subordination pendant la guerre font fortement penser à celles du 19° siècle (misère absolue, travail des femmes et des enfants, alimentation autoritaire du marché du travail, notamment).
III/ LA CRISE REVOLUTIONNAIRE
La thèse est que l’attaque de la valeur de la force de travail par le capital est entièrement déterminée par le fait que le travail qualifié reste au cœur du procès de production. Comme dans les crises plus classiques de la période de la subordination formelle, le capital est alors contraint de procéder de façon dictatoriale. C’est d’ailleurs à cela que pensaient les patrons dès la deuxième partie de la guerre. Ils préparaient un retour à la paix dans le cadre d’un régime autoritaire. Plus tard, la certitude de la défaite et la montée de l’agitation ouvrière les amènent à renoncer à cette solution. Des négociations secrètes sont alors entamées avec les syndicats. Elles s’accélèrent durant l’été 1918. Ces négociations aboutissent, après l’éclatement de la révolution, à la signature d’un accord instituant les conventions collectives et la journées de 8 heures. Mais cette deuxième clause est assortie d’une clause secrète subordonnant son application à son introduction dans les principaux pays industriels.
Corollairement, la thèse est que la crise insurrectionnelle se développe à partir de la base d’appui que constitue pour le prolétariat la centralité de la qualification du travail. Contrairement à ce que j’ai écrit par ailleurs, l’activité de crise n’introduit pas la perspective de l’autogestion comme alternative, au niveau de la gestion de la production, à l’affirmation du travail qualifié. Car le travail n’a pas encore connu sa seconde dépossession.
Toutes choses égales par ailleurs, le contenu de l’activité de crise du prolétariat allemand de 1918 aurait alors le même contenu qu’en 1848 en France: s’appuyant sur la centralité du travail dans le procès de production, et pour résister aux modalités autoritaires de la subordination aggravée, il s’affirme et demande de participer à la gestion de la société dans son ensemble. Sa revendication est démocratique, et la théorisation des conseils comme modèle du communisme reprend cet élément pré-fordiste.
B.A.
Avril 1998
[1] voir Annie Lacroix-Riz: Industrialisation et société, Allemagne, p. 10.
[2] ibid, p. 27
[3] « Le chronométrage, pratiqué entre 1924 et 1931 par dix mille spécialistes, s’installe dans les secteurs les plus modernes et les plus concentrés. Il est associé au paiement aux pièces et souvent à l’établissement de nouvelles chaines ». ibid, p. 66.
[4] ibid, p. 14