Chapitre 8: Valeur et lutte des classes
8.1 – Rapport du prolétariat à la valeur et au capital
8.1.1.1 – Circulation des travailleurs sur le marché du travail.
8.1.1.2 – Détermination du niveau des salaires
8.1.2.1 – Activité valorisante.
8.1.2.2 – Association des travailleurs par le capital fixe
8.1.3 – Reproduction immédiate
8.2 – Capital et dévalorisation dans la lutte quotidienne entre les classes
8.2.1 – La lutte quotidienne entre les classes
8.2.3 – Accumulation intensive et élimination de travail vivant:
8.3 – Capital et valeur dans l’insurrection
8.3.1 – Des luttes quotidiennes à l’insurrection
8.3.1.1 – Rupture qualitative dans l’affrontement des classes
8.3.1.2 – Différence entre grève radicale et insurrection
8.3.2 – L’insurrection comme rapport social spécifique.
8.3.2.1 Initiative prolétarienne insurrectionnelle.
8.3.2.2 – Apparition fugitive du pur sujet.
8.3.3 – Prise de possession et non-valoration.
8.3.3.1 – Rapport au capital constant.
8.3.3.2 – Rapport aux subsistances:
8.3.3.3 Insurrection et forme non-valeur
o – O – o
Nous avons vu que le Marx du premier chapitre du Capital ou de la Critique du Programme de Gotha ne parvient pas à proposer une vision vraiment convaincante de l’abolition de la valeur. Comme nous l’avons vu dans notre propre critique de la Critique…, la raison en est principalement que Marx conserve dans le plan des travailleurs associés toutes les catégories de l’économie, à commencer par l’exploitation du travail. Nous avons vu aussi que la théorie critique de la valeur, bien que fortement consciente des limites de Marx (qu’elle impute cependant au « marxisme traditionnel », et non à Marx lui-même) échoue quand, ayant défini la valeur comme activité auto-médiatisante et marchandise, elle part à la recherche du sujet qui pourrait l’abolir. La raison essentielle en est qu’elle ne parvient pas à considérer l’échange de la force de travail dans sa spécificité de faux échange. Cette limite n’a pas échappé à certains auteurs, pourtant fidèle aux grandes lignes de la théorie critique de la valeur. Ils s’en tirent en passant, au moment de la crise, du point de vue de la théorie de la valeur à un autre point de vue qui leur permet d’avoir un sujet pour faire la révolution. L’inconvénient est qu’alors ce sujet n’apparaît pas bien équipé pour la tâche qui lui est assignée, abolir la valeur.
Dans ce qui suit, nous partirons du point faible principal de la théorie critique de la valeur. Loin de considérer que l’échange de la force de travail n’est que la circulation d’une marchandise de plus, fût-elle un peu particulière, dans la circulation générale de la valeur, nous chercherons à distinguer rapport à la valeur et rapport au capital du point de vue du prolétariat. Il sera alors possible de comprendre l’importance du moment où l’échange de la force de travail n’a plus lieu. Ensuite, on pourra comprendre ce moment comme celui de la possible abolition du capital et du prolétariat, et donc du dépassement de la valeur.
8.1 – Rapport du prolétariat à la valeur et au capital
La valeur exerce-t-elle sur le prolétariat une domination abstraite et fétichiste? Il faut se poser la question si l’on veut mieux comprendre la façon dont il pourrait abolir cette domination. Si on considère le prolétariat avant qu’il n’échange la force de travail, on le trouve dans un état de total dénuement, dans un état de sans-réserves qui le contraint à échanger sa force de travail contre le capital variable. C’est la forme élémentaire et violente de sa subordination au capital. Dès que cet échange est fait et jusqu’à ce que le cycle de la reproduction le rejette dans le dénuement initial, le prolétaire baigne dans la valeur. Comme on va le voir, il va retrouver la société et la nature, dont il est exclu dans l’état de pure subjectivité où le place son statut de sans-réserves, exclusivement sous forme de valeur. Mais ce n’est pas alors comme marchandise, même spécifiée comme marchandise force de travail, qu’il se rapporte à cette valeur, à cette accumulation de marchandises qu’est le capital qui lui fait face, mais comme l’agent qui va valoriser la valeur. Cela change tout. Il ne suffit pas de dire que le capital c’est de la valeur en procès et que donc les deux notions sont identiques. Il faut montrer que le rôle du prolétariat dans la conservation de la valeur ancienne et la production de la valeur nouvelle fait qu’il a un rapport très spécifique à la valeur, totalement différent du fétichisme de la marchandise tel qu’il est exposé dans le premier chapitre du Capital. Examinons les trois moments de la reproduction sociale du prolétariat, et voyons à chaque fois la façon valeur et capital se présentent au prolétariat.
Je rappelle que la reproduction du prolétariat suit un cycle composé de trois moments: marché du travail, où la force de travail trouve à se vendre (ou non); sphère productive, où la force de travail produit la valeur nouvelle (v+pl); reproduction immédiate, où la force de travail se reconstitue par la dépense du salaire contre les subsistances.
Le fait même de parler de marché du travail peut faire penser que la marchandise force de travail est soumise aux mêmes mécanismes de la loi de la valeur que les autres marchandises. Cette apparence est trompeuse.
8.1.1.1 – Circulation des travailleurs sur le marché du travail.
Le marché du travail est celui où se confronte l’offre de force de travail, présentée par les prolétaires, et la demande de travail de la part des capitalistes. Les marchandises qui s’échangent sont la force de travail et l’argent du capital variable. Le mécanisme normal du marché veut que, à qualification égale, la force de travail se dirige vers les capitaux qui offrent les meilleurs salaires. Ce sont ceux des branches nouvelles qui s’ouvrent et ont besoin d’attirer des travailleurs nouveaux. A l’inverse, les capitaux des branches en déclin expulsent des travailleurs et compriment les salaires de ceux qui restent. Ici, les mouvements de prix (de salaire) entraînent l’allocation de la force de travail entre les différentes branches, conformément à la loi de la valeur. Cependant la circulation des travailleurs d’une branche à l’autre ne fait que calquer celle du capital entre les branches en fonction du taux de profit. On peut donc dire que, dans les limites étroites où varient le prix de la force de travail, cette dernière apparait bient comme une marchandise analogue aux autres.
Il faut cependant observer que cette situation est exceptionnelle. Elle concerne les cas de plein emploi, les seuls où les prolétaires peuvent vraiment choisir leur patron. Ainsi, dans l’Allemagne national-socialiste, la reprise de l’accumulation soutenue par la politique « keynesienne » du Docteur Schacht a abouti à une véritable pénurie de main d’œuvre. Ayant absolument besoin de travailleurs pour assurer leurs commandes, les capitalistes ont offert des salaires élevés pour attirer les travailleurs d’une société voisine vers leur propre entreprise, au point que l’Etat a dû légiférer pour empêcher cette circulation des travailleurs d’un capital à l’autre.
Mais en règle générale la circulation des travailleurs ne se fait pas tant en fonction du niveau des salaires qu’en fonction de l’offre de travail. Le plus souvent, l’alternative n’est pas entre un salaire élevé et un salaire faible, mais entre un salaire et pas de salaire. L’armée de réserve des chômeurs est là pour indiquer que cette deuxième situation n’est pas théorique. Dans ces conditions, le marché du travail est régi par la loi du capital bien plus que par la loi de la valeur. Et la loi du capital, c’est le monopole que celui-ci exerce sur l’ensemble des moyens de production et de reproduction. Selon cette loi, le prolétaire se dirige vers les capitaux qui l’embauchent, tout simplement, bien plus souvent que vers ceux qui payent mieux. L’effet de cette loi, c’est la contrainte au surtravail que le capital exerce sur le prolétariat en vertu de l’existence quasi-permanente d’une armée de réserve et donc de la possibilité pour le capital de choisir les travailleurs les plus dociles.
D’ailleurs, comment varient les salaires?
8.1.1.2 – Détermination du niveau des salaires
Dans le schéma normal, le marché est le lieu où les producteurs indépendants apportent leur marchandise pour réaliser la valeur qu’elle contient. Celle-ci est déterminée par le temps de travail moyen qu’il faut pour la produire. Pour le producteur individuel, le marché et la vente de son produit sont le moment où il vérifie que son temps de travail est proche, ou non, de la moyenne. Il n’en va pas de même sur le marché du travail. Car le travailleur ne produit pas la force de travail comme on produit une marchandise. Et la valeur de cette force de travail est déterminée en dehors de lui, par la valeur des marchandises que les capitalistes ont produites pour ses subsistances. La valeur de la force de travail, c’est la valeur d’un panier de subsistances produites par la branche II, et le travailleur voit ainsi la valeur de « sa » marchandise déterminée totalement en dehors de lui. La valeur de sa marchandise lui fait face dans la séparation, comme tout le reste de sa vie.
La seule façon qu’a le travailleur d’agir sur la valeur de sa force de travail, c’est la lutte contre le capital. En période d’équilibre des prix, il tente de revendiquer une augmentation de salaire pour élargir le panier des subsistances. En période de hausse des prix, il tente d’obtenir une augmentation de salaire pour empêcher que le panier des subsistances ne se réduise. Les oscillations du prix de la force de travail sont continuelles. Le salaire oscille autour d’une valeur déterminée par le contenu du panier des subsistances considéré comme normal dans des circonstances données. Ce qui apparaît ici, c’est que ni la valeur (à savoir celle des subsistances) ni le prix (le salaire effectif) de la force de travail ne se déterminent par les mécanismes d’un marché du travail où jouerait la loi de la valeur. En effet, la valeur de la force de travail est déterminée par la productivité de la branche II, en dehors du marché du travail. Quant aux oscillations de salaire autour de cette valeur centrale, elles résultent d’un rapport de force entre les classes. Ce rapport de force joue dans le court terme, par la lutte continuelle autour de la fixation des salaires, et dans le long terme, par la lutte sur la détermination du contenu du panier des subsistances.
On voit donc que, sur le marché du travail, la loi de la valeur ne joue que dans les circonstances très particulières du plein emploi, et qu’en général c’est bien la loi du capital qui prévaut. Et cette loi cette loi consiste en ce que le niveau des salaires est le résultat de la lutte entre les classes bien plus que des mécanismes automatiques du marché.
Dans la sphère de la production, la loi de la valeur ne s’impose au travailleur que comme loi de la valorisation, c’est-à-dire loi du capital.
8.1.2.1 – Activité valorisante.
Le travailleur salarié n’est pas, comme dans la petite production marchande, un producteur indépendant qui va ensuite échanger sa marchandise. C’est le capitaliste qui est dans cette position, mais lui ne travaille pas et il va transmettre au travailleur les contraintes de la production de valeur (productivité, normalisation) sous la forme de la contrainte au surtravail. La subordination du travail au capital entraîne la transformation du procès immédiat de la production de valeur en procès de valorisation du capital.
Dans la sphère de la production, la loi de la valeur contraint le producteur à produire une marchandise qui ait une valeur d’utilité telle qu’elle puisse s’imposer sur le marché, et qu’elle ait de plus une valeur d’échange correspondant à la productivité maximale possible pour ce producteur particulier. Ce schéma de la petite production marchande ne se réplique pas directement dans la production capitaliste. Le producteur indépendant se scinde en effet en deux, le capitaliste et le travailleur salarié. Seul ce dernier produit la valeur nouvelle, mais il le fait de façon « aveugle » par rapport au marché et à la loi de la valeur. Tout ce qui concerne la marchandise à produire, les matières premières à acheter, tout cela lui est indifférent. Le capitaliste a tout préparé pour lui, et comme il ne peut s’imposer et se maintenir sur le marché que grâce à un taux de profit supérieur à celui des concurrents, il ne reste au travailleur qu’à produire le maximum de plus-value, dans l’indifférence complète pour la marchandise qu’il produit et les conditions de sa réalisation sur le marché. Le capitaliste organise le travail pour cela (division du travail, déqualification…). Autrement dit, le travailleur ne participe pas directement à la division sociale du travail. C’est le capitaliste qui l’emploie qui est dans cette position. Certes, nous avons vu (chapitre 4) que dès que la production atteint un certain niveau de développement, le capitaliste confie à des salariés, dans les bureaux d’études, l’exécution de toutes les tâches liées à la définition de la valeur d’utilité et à la normalisation du produit et de sa production. Le fait que ces travailleurs interviennent à un niveau plus proche du marché n’empêche pas qu’eux aussi travaillent de façon aveugle et indifférente par rapport à la marchandise produite, surtout quand la recherche-développement se voit appliquer la même recherche de normalisation et de productivité que dans la production proprement dite. Pour le travailleur, donc, le résultat du procès de production n’est pas la marchandise qui va entrer sur le marché, mais le salaire qui va simplement lui permettre de se reproduire comme sans-réserves (voir plus bas). Autrement dit, la valeur impose sa loi au travailleur salarié de façon indirecte, par la médiation de la subordination du travail au capital. Le capitaliste est soumis à la loi de la valeur (telle que transformée par les prix de production). Sa marchandise doit avoir une valeur d’utilité et une valeur permettant son insertion dans le travail général de la société. Le capitaliste vérifie sa place dans la division sociale du travail quand il touche le profit moyen. Il n’en est jamais assuré à l’avance et il n’a qu’une façon de gagner ce pari: faire produire le maximum de plus-value à ses salariés. Le monopole que le capital détient sur les moyens de production assure que la contrainte au surtravail s’impose à eux comme la loi du capital sur le travail. La loi de la valeur, qui s’exerce sur le capitaliste, se transforme en loi du capital au niveau du travailleur. Le travailleur salarié ne connaît la loi de la valeur que comme loi du capital, qui est le véritable agent de la domination sur le travailleur. Et, faut-il le préciser, cette domination n’a rien d’abstrait.
8.1.2.2 – Association des travailleurs par le capital fixe
Dans la production, les travailleurs ont entre eux des rapports de coopération. Ces rapports ne sont pas libres, mais dictés par l’état du capital fixe. La répartition des travailleurs dans l’atelier et les rapports qu’ils entretiennent se calquent sur la répartition des machines et les rapports qu’il y a entre elles. Le fait que la coopération appartient au capital [1] implique une forme de fétichisme: il semble que c’est le capital fixe qui travaille et produit la valeur. Il y a « transposition des forces de la production sociale du travail en propriété matérielle du capital » (Marx, Chap. inédit, Dangeville p. 107). Le fait même de recourir à la problématique du fétichisme fait penser à la loi de la valeur. Ce serait un effet de la domination abstraite de la valeur que le capital fixe soit ainsi fétichisé en puissance productive indépendante. En réalité, ce fétichisme du capital est très différent du fétichisme de la marchandise. Car si les rapports entre les travailleurs dans la coopération semblent être des rapports entre les rouages du système des machines, ce n’est pas l’effet de la valeur, mais de la valorisation. Ce n’est pas la valeur (des machines? des marchandises produites? des matières premières traitées?) qui répartit les travailleurs dans les différents points du système productif, mais le machinisme, le capital fixe dont l’accumulation est, en dernière analyse, une forme de la guerre des capitalistes contre la résistance des travailleurs à l’exploitation. Le machinisme est une forme de la contrainte au surtravail. La loi de la valeur ne parvient jusqu’au travailleur, dans l’atelier, que comme contrainte au surtravail. La coopération des travailleurs dans l’atelier leur semble être une force étrangère et hostile, mais qui leur fait face non pas comme marchandise, mais comme capital. Encore une fois, le prolétaire ne connaît pas la loi de la valeur, mais seulement celle du capital.
8.1.3 – Reproduction immédiate
Le troisième moment de la reproduction du prolétariat est celui où il dépense son salaire pour se reproduire en tant que force de travail. Pour ce faire, il entre sur le marché des subsistances, où les capitalistes de la branche II lui vendent les diverses marchandises qui composent le panier des subsistances. Ici, semble-t-il, on est sur un pur marché où la loi de la valeur joue librement. Pas tout à fait.
Certes, du point de vue des capitalistes de la branche II, c’est bien la loi de la valeur qui régit l’allocation de leur activité globale. Ils sont en concurrence pour échanger leurs marchandises contre la masse des salaires, et ce sont ceux qui produisent, avec la meilleure productivité, les valeurs d’utilité les plus adaptées à la fraction du prolétariat qu’ils visent qui l’emportent. De même, les capitalistes de la branche II orientent naturellement leurs investissements et leurs ventes en direction des zones ou pays où les salaires sont plus élevés.
Du point de vue du prolétariat, les choses se présentent de façon différente. Si la loi de la valeur jouait vraiment, les prolétaires se déplaceraient « naturellement » vers les zones où les subsistances sont moins chères. Or ce n’est pas cela qui se passe. Certes, quand ils habitent en banlieue plutôt que dans les centre-villes, c’est parce que le logement y est moins cher (c’est l’inverse qui est vrai en Amérique du Nord). Mais il y a une limite très stricte à cela, à savoir la proximité du lieu de travail. Cet exemple montre que le marché des subsistances n’est pas aussi libre que ce que le discours sur la société de consommation veut laisser entendre. Rappelons que la société de consommation est un phénomène de classes moyennes essentiellement. Pour l’immense majorité des prolétaires du monde, la dépense du salaire se préoccupe moins de satisfactions symboliques, etc. Elle assure la reproduction la plus immédiate dans les conditions les plus basiques. Les chiffres ci-dessous montrent que la part contrainte des dépenses des ménages est d’autant plus grande qu’ils sont plus pauvres. Si on considère que l’alimentation, le logement, les transports et la santé sont les quatre postes fondamentaux de la consommation des salariés, on voit qu’aux Etats-Unis les dépenses contraintes représentent 78% de la dépense totale chez les ménages les plus pauvres, contre 62% seulement chez les plus riches (Q1 et Q5 désignent les 20% de ménages respectivement les plus pauvres et les plus riches). Et on comprend bien que plus la part contrainte des dépenses est grande, moins le prolétaire peut choisir les marchandises qu’il achète pour se nourrir, se loger, etc. Il n’a le choix que du moins cher. On ne sait pas si on peut parler de dépenses contraintes pour ces mêmes postes de consommation chez les ménages les plus riches. Non seulement la part du budget total qui y est consacrée est moins grande, mais surtout le montant absolu dépensé est quatre à cinq fois plus élevé.
USA: Dépenses des ménages en fonction de leur revenu 2011 |
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Nature des dépenses |
Q1 |
Q5 |
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Total, dont : |
22001 $ |
94651 $ |
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Alimentation |
16% |
12% |
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Logement |
40% |
28% |
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Transports |
15% |
16% |
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Santé |
7% |
6% |
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Distractions |
4% |
5% |
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Autres |
18% |
33% |
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Source: bureau of labor statistics, 04/2013 |
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En Algérie, la structure des dépenses est différente. La partdes produits alimentaires est nettement plus grande, surtout chez les ménages les plus pauvres. Mais l’ensemble des dépenses contraintes atteint chez ces derniers 84% du total, contre 76% chez les ménages les plus riches.
Algérie : dépenses des ménages selon le niveau de revenu, 2011 |
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Q1 |
Q5 |
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Total (millons de DA), dont |
377 261 |
1 828 204 |
Alimentation |
54% |
32% |
logement |
20% |
20% |
santé |
4% |
5% |
transports |
6% |
19% |
Autres |
16% |
24% |
total |
100% |
100% |
source : Office national des statistiques, Alger |
Parlant de la consommation ouvrière, Marx observe que
« Au point de vue social, la classe ouvrière est donc, comme tout autre instrument de travail, un accessoire du capital, dont le procès de reproduction implique dans certaines limites même la consommation individuelle des travailleurs. En retirant sans cesse au travail son produit et en le portant au pôle opposé, le capital, ce procès empêche ces instruments conscients de lui échapper. La consommation individuelle, qui les soutient et les reproduit, détruit en même temps leurs subsistances et les force ainsi à reparaître constamment sur le marché ». (Le Capital, L. I, Septième section, chapitre 23: la reproduction simple – Pléiade I p. 1076).
Le marché des subsistances n’est pas un marché libre où la valeur domine abstraitement la circulation des marchandises de la branche II. C’est en effet un marché très particulier, car ces marchandises ont un statut particulier. Lorsqu’il se trouve sur le marché des subsistances, le prolétaire est soumis à une double contrainte. D’une part la masse d’argent dont il dispose est minimale, juste suffisante pour sa reproduction immédiate en tant que travailleur. Et d’autre part, par conséquence, la conversion du salaire en subsistances est dictée par la nécessité de se reconstituer comme force de travail vendable. La survie du travailleur entre deux cycles de production est entièrement orientée par la nécessité de reprendre le travail quand le salaire est dépensé. Le prolétaire ne peut pas se permettre de dépenser son salaire contre des marchandises qui ne le reproduisent pas comme force de travail vendable. S’il boit son salaire, s’il le joue, s’il dépense tout pour partir faire un beau voyage, il sort bientôt de la population active dans la mesure où il n’a pas acheté les marchandises prioritaires qui le font exister comme force de travail sur le marché du travail (logement, voiture, santé…). Il y a donc une double contrainte dans la dépense du salaire: faiblesse de la dépense elle-même, et orientation obligatoire de la dépense vers les valeurs d’utilité spécifiquement adaptées à la vie de force de travail. Il arrive même que la première contrainte soit si forte que la deuxième ne peut pas être assumée complètement, comme lorsqu’un chômeur ne peut pas payer les transports qu’il devrait faire pour chercher du travail. Cette double contrainte, ce n’est pas la loi de la valeur, mais celle du capital. Elle découle de la séparation du travailleur d’avec ses moyens de production, et non du statut de marchandise de la force de travail. Et cette loi du capital ne domine pas abstraitement, mais concrètement dans les aléas de la lutte des classes autour du partage de la journée de travail entre travail nécessaire et surtravail.
Il apparaît donc que, tout au long du cycle de sa reproduction, le prolétariat est confronté à la valeur, à la marchandise. Mais il ne connaît celle-ci que dans la forme du capital. Et c’est sous cette forme de capital qu’il l’affronte. La vie du prolétariat n’est pas soumise à la domination abstraite de la valeur, mais aux modalités très concrètes de la subordination du travail au capital. Ce n’est pas la loi de la valeur qui permet aux capitalistes de rogner systématiquement sur les salaires, ou encore d’imposer des conditions de travail qui épuisent les travailleurs, ou encore de contraindre les travailleurs à acheter des subsistances frelatées. C’est la loi du capital, en tant qu’il dispose du monopole sur les conditions de vie et de reproduction du prolétariat. On arrive donc à cette conclusion très prévisible que le problème n’est pas, pour le prolétariat, de lutter contre la valeur et de l’abolir, mais contre le capital. L’abolition de la valeur n’est qu’un corollaire de l’abolition du capital. Dit autrement, le problème du prolétariat n’est pas d’être, en tant que force de travail, une marchandise parmi les marchandises soumises à la domination abstraite de la valeur. Il est d’être, en tant que sans-réserves et contraint au surtravail, totalement séparé des conditions de sa vie.
8.2 – Capital et dévalorisation dans la lutte quotidienne entre les classes
Ayant dit que le prolétariat ne connaît la valeur que sous la forme du capital, il faut maintenant examiner comment le rapport contradictoire entre les classes affecte, ou non, l’existence de la valeur comme forme sociale des moyens de production et comme masse de capital devant être valorisée. Le rapport entre les classes est constamment contradictoire, mais il faut distinguer entre les périodes où cette contradiction se reproduit plus ou moins harmonieusement et celles où elle éclate violemment. Pour le moment, envisageons les situations de reproduction plus ou moins harmonieuse. Ce sont celles où la lutte des classes suit un cours quotidien qui ne menace pas le capital en général, même s’il peut menacer tel ou tel capital particulier.
8.2.1 – La lutte quotidienne entre les classes
Le rapport entre les deux classes de la société capitaliste se calque sur le rapport entre travail nécessaire et surtravail. Tandis que les prolétaires cherchent naturellement à augmenter le temps du travail nécessaire, c’est-à-dire la valeur de leur force de travail, les capitalistes n’achètent cette même force de travail que pour sa capacité à travailler au-delà de ce qui lui est nécessaire pour se reproduire, autrement dit à produire de la plus-value. Chacun cherche à réduire la part de l’autre, mais aucun ne peut se passer de l’autre (présupposition réciproque des classes). Une solution d’équilibre n’est jamais acquise définitivement, ce qui entraîne une évolution continuelle des termes de la contradiction et de la nature de leur rapport. Le travail se déqualifie (généralement) et se requalifie (parfois), se massifie ou se fragmente, tandis que le capital se concentre, s’accumule extensivement et intensivement. En même temps que la composition organique du capital (le rapport du capital constant C au capital variable V) augmente, le capital soumet de plus en plus étroitement le travail aux modalités de sa propre existence, transformant le travail d’abord artisanal en travail spécifiquement capitaliste. Cette transformation s’accompagne d’un bouleversement profond de toutes les conditions d’existence des prolétaires afin que ceux-ci soient toujours plus soumis à la contrainte au surtravail.
Une telle évolution n’a rien de mécanique. Même dans les quelques phases historiques où la société capitaliste semble se reproduire de façon quasi-automatique, elle est en réalité façonnée par des luttes continuelles entre les deux classes. Nous avons vu, dans le paragraphe précédent, les trois moments de la reproduction du prolétariat. Chacun de ces moments est le lieu d’affrontements entre prolétariat et capital, car chacun contribue à définir le rapport entre travail nécessaire et surtravail. Ce dernier n’est pas fixé une fois pour toutes lorsqu’un contrat d’achat-vente de la force de travail est conclu entre travailleur et patron. Il s’en faut de beaucoup. Cependant, la fixation des termes du contrat donne déjà lieu à l’affrontement des classes. Quel salaire? Pour quelle durée de travail? La réponse à ces deux questions donne lieu à maints conflits. Ces conflits ne sont pas spécialement révolutionnaires. Tantôt plus durs, tantôt plus conventionnels, ils font partie des modalités de la négociation pour la fixation du salaire nominal.
Une fois le salaire nominal et la durée du travail convenus, le travail peut (re)commencer. On passe alors au deuxième moment de la reproduction de la force de travail, celui de son passage dans la sphère productive. Le capitaliste veut utiliser au maximum la force de travail qu’il vient d’acheter, et il pousse donc celle-ci à intensifier son activité. Il pourchasse toute flânerie, tout retard, tout absentéisme, toute prolongation des pauses, etc. De son côté, le salarié résiste naturellement à ces pressions qui regardent un travail qui ne le concerne guère. Il est là pour faire les heures qu’il a signées, mais dont le contenu lui est indifférent pourvu que ce ne soit pas trop fatigant. Le patron cherche éventuellement à augmenter le temps de travail prévu contractuellement par l’imposition d’heures supplémentaires et c’est l’occasion de nouveaux conflits entre les deux classes. Primes d’heures supplémentaires et durée de ces heures en plus reproduisent la négociation initiale du premier moment (dans le cas où elles n’en faisaient pas déjà partie). Bref, quelle quantité de travail a été payée et quelle quantité fait partie du surtravail, cela a peut-être été compris implicitement dans le contrat de travail, mais cela ne se connaît vraiment qu’au terme de la journée de travail, quand chacune des deux partie a fait valoir sa position dans le rapport de force entre travail et capital.
Mais même alors, la fixation du véritable rapport entre travail nécessaire et surtravail n’est par encore acquise. Car si le prolétaire quitte le travail avec dans la poche l’argent correspondant au salaire contractualisé initialement, il ne sait pas encore exactement combien de subsistances ce salaire va pouvoir acheter. Il sait très bien ce qu’est l’inflation. L’effet de celle-ci est que, à salaire nominal constant, le panier des subsistances diminue en proportion de la hausse des prix. Or c’est ce panier qui compte pour la reproduction immédiate du prolétariat. D’où les manifestations contre la vie chère, qui se couplent évidemment avec les revendications sur le marché du travail en faveur de la hausse des salaires.
La boucle est bouclée. Dans tous les moments de sa reproduction, le prolétariat est ainsi dans un rapport conflictuel au capital. Cette lutte perpétuelle contre les capitalistes ne remet en cause l’existence ni des uns ni des autres. La lutte entre les deux classes est la façon même dont le partage de la valeur nouvellement produite se fait. Il n’y a pas de loi immanente qui décide de la position du curseur entre travail nécessaire et surtravail. Il en va de même pour la détermination de la valeur de la force de travail reconnue socialement. Quelles substances sont considérées comme indispensables à la reproduction des ouvriers en tant qu’ouvriers ? A cette question, il y a bien sûr une part de réponse objective. Il faut aux travailleurs une quantité minimale de calories pour simplement rester vivant. Cela est très objectif. Il y a ensuite les contraintes de la vie de la société telles que l’histoire les a produites. Par exemple, il faut des transports en commun si l’on veut que les travailleurs arrivent sans trop de délais sur leur lieu de travail. Mais ici, la donnée objective est susceptible de changer, fût-ce lentement, avec l’amélioration ou la dégradation des services publics. On pourrait dire la même chose de bien des composantes du panier des subsistances, comme la santé, le logement, etc. Ces évolutions lentes du panier des subsistances, et donc de la valeur de la force de travail sont le résultat des luttes continuelles entre les deux classes. Loin de remettre en cause le rapport social capitaliste, elles sont le moyen même par lequel s’impose l’évolution de la division de la journée de travail, dans un sens ou dans l’autre.
Venons-en au rapport entre capital et valeur dans la lutte quotidienne entre les classes. Le capital est une masse de valeur devant être valorisée par le travail vivant. Si le travail s’arrête pour cause de grève, cela représente évidemment un manque à gagner pour le capitaliste (pour le travailleur aussi!). Tout arrêt de la production diminue la quantité de plus-value produite par unité de temps. Pour le capitaliste confronté à un arrêt de travail, tout se passe donc comme si son capital valait moins par rapport au taux de profit moyen en vigueur dans les conditions sociales du moment. A cette perte de valeur, au sens de manque à produire et de dévalorisation du capital s’ajoutent les pertes éventuelles subies en raison de déprédations, destructions, vols, etc. par les grévistes.
Il arrive que ces destructions et pillages prennent un tour et une dimension spectaculaires. La question est alors de savoir si de tels conflits restent des conflits quotidiens faisant partie de la mécanique d’ajustement du rapport des classes, ou bien s’ils dépassent cet horizon et font partie d’un processus insurrectionnel comportant une possibilité de dépassement du MPC. Pour répondre à cette question, il faut d’abord mieux comprendre ce que pourrait être une insurrection. On y reviendra donc plus loin (§ 8.3.1.2). Mais précisons de quoi on parle ici.
Tout récemment (décembre 2013) en Argentine, une grève des policiers a entraîné une remarquable vague de pillages dans plusieurs provinces. Dès que les gens ont compris que les forces de police ne bougeraient pas (et on ne peut exclure que les policiers eux-mêmes aient fait passer le message), les prolétaires sont allés « faire leurs courses » en forçant l’entrée de nombreux supermarchés et magasins. Ils en ressortaient en emportant toutes sortes de marchandises par pleins caddies. Sur les photos qui montrent l’événement, on voit de l’empressement, du sérieux, et de la collaboration entre membres de la famille pour emporter le maximum possible. Elles montrent aussi l’intérieur des magasins pillés, vides et à moitié détruits. Cette vague de récupération se situe clairement dans le troisième moment de la reproduction du prolétariat : les salaires et allocations étant largement insuffisants, les prolétaires profitent d’une opportunité pour compléter le panier de leurs subsistances. Les modalités exceptionnelles, la violence contre les propriétaires de magasins, font-elles de ce conflit un moment révolutionnaire, ou bien sommes nous toujours dans le cours quotidien de la lutte des classes ?
On peut poser la même question pour de nombreux conflits qui ont eu lieu en France à partir de 2009, quand la crise a entraîné des fermetures d’usine sans possibilité de reclassement du personnel. Séquestrations de patrons, chantages à l’explosion de bonbonnes de gaz, à la pollution de rivière, et destructions diverses ont été le moyen pour les travailleurs concernés de faire monter les indemnités de licenciement. Par exemple, à Compiègne en avril 2009, les salariés de Continental-Clairoix (pneumatiques) ont saccagé la sous-préfecture où ils attendaient l’annonce du tribunal devant lequel ils avaient déposé un recours pour empêcher la fermeture de l’usine. A l’annonce de la décision du tribunal d’autoriser la fermeture, ils ont tout cassé dans la sous-préfecture. Il leur a fallu dix minutes pour cela, tant ils étaient en colère. Après la sous-préfecture, ils ont démoli une guérite à l’entrée du site de Clairoix. On est ici dans le premier moment de la reproduction du prolétariat, celui du marché du travail où se fait (ou non) l’achat-vente de la force de travail. La façon peu conventionnelle dont le syndicat, qui était présent et qui n’a pas pu ou pas voulu calmer les ouvriers, participe à la négociation salariale fait-elle de ce conflit quelque chose de plus que le quotidien de la lutte des classes ?
Et que dire de toutes ces luttes qu’on appelle anti-travail? Ce sont des mouvements qui disent que le prolétariat ne peut plus se revendiquer comme la classe du travail qui va supplanter les capitalistes et les remplacer dans la gestion de l’économie. Ces mouvements disent la nécessité de dépasser le modèle productiviste, dénoncent le mythe du développement des forces productives par le prolétariat victorieux du capital. Pour autant, amorcent-ils un processus révolutionnaire de dépassement de la société de classe, ou restent-ils dans le cours quotidien de la lutte des classes?
On va voir que les critères qui marquent la rupture qualitative entre les luttes quotidiennes et l’insurrection tiennent à la masse de la fraction prolétarienne concernée ainsi qu’à l’effacement de la problématique revendicative immédiate au profit d’une contestation plus générale de la société. Mais il faut avant cela en finir avec l’effet des luttes quotidiennes sur la valeur et le capital.
8.2.3 – Accumulation intensive et élimination de travail vivant:
Jusqu’à présent, nous avons vu que le cours quotidien de la lutte des classes fait subir au capital des pertes de valeur liées à l’arrêt de la fabrication ou à des destructions de moyens de production ou autres valeurs. Cela représente en quelque sorte les frais de la lutte des classes.
Justement, pour se débarrasser des frais de la lutte de classe liés à l’existence de travailleurs revendicatifs, les capitalistes cherchent continuellement à les remplacer par des machines. Après la vague de grèves et de suicides qui a eu lieu, en Chine, dans les énormes usines du groupe, Foxconn a fièrement annoncé qu’il allait installer un million de robots dans ses usines en 2014. Quelqu’un a fait remarquer que, outre le coût et les difficultés de changer rapidement de modèle productif, cela préemptait toute la production de robots du monde. Au-delà de l’effet de propagande cependant, il est indéniable que les embarras de la lutte de classes poussent les patrons à investir dans des machines. On a ainsi observé une forte poussée d’automatisation dans les années 70-80, après que la résistance des travailleurs à la chaîne a pris des formes radicales et coûteuses. L’effet de tels investissements est connu : ils dévalorisent le capital existant, moins perfectionné, et font baisser la valeur individuelle des marchandises produites dans les nouvelles conditions, où la productivité a augmenté. L’accumulation de capital fixe entraîne ainsi une perte de valeur pour les capitaux, machines et marchandises, issus des conditions antérieures de l’accumulation. A première vue, on peut dire que c’est l’effet de la concurrence entre les capitalistes. A y regarder de près, cependant, c’est la résistance des travailleurs à l’exploitation qui est la cause profonde de l’accumulation intensive du capital. Certes, chaque capitaliste cherche à produire ses marchandises à moindre coût pour gagner des parts de marché. Et chacun d’eux cherche donc à augmenter sa productivité. Cependant, cette concurrence ne débouche pas automatiquement sur l’accumulation de capital fixe. En effet, la première façon d’augmenter la productivité, et la moins chère, est d’intensifier le rythme du travail. Accélérer les cadences de production ne demande pas d’investissement supplémentaire en capital fixe. Les coûts supplémentaire en capital ne concerne que le capital circulant. Mais cette solution économe n’est possible que jusqu’au point où l’exploitation intensifiée du travail bute sur la résistance des travailleurs. C’est exactement ce qui s’est passé à la fin des années 60 en occident, et ce qui commence à se passer en Chine depuis le milieu des années 2000. Les frais de la lutte de classes deviennent trop élevés. La résistance, voire la révolte ouverte des travailleurs fait subir aux capitalistes des pertes telles qu’ils cherchent à passer à un stade supérieur d’automatisation pour éliminer une partie de la force de travail et discipliner les travailleurs restants. La recherche de la productivité, élément central de la concurrence, ne débouche sur l’accumulation de capital fixe qu’à cause de la résistance du travail vivant à la sur-exploitation. Voilà pourquoi on peut dire que la dévalorisation du capital inhérente à l’accumulation intensive du capital, qui est le résultat de tout cet enchaînement, est une conséquence de la lutte des classes.
Concluons : l’effet de la lutte des classes dans son cours quotidien est la dévalorisation. C’est une autre façon de dire que le fonctionnement normal du mode de production capitaliste comporte une dévalorisation qui lui est inhérente. La perte de valeur est due soit aux frais de la lutte de classes, qui interrompt la production et provoque toutes sortes de pertes, soit à la contrainte que la lutte de classes exerce sur le capital pour qu’il augmente sa composition organique. Dans tout ce processus, ni la présupposition réciproque des classes, ni la forme sociale valeur ne sont remises en cause. Au contraire, aussi longtemps que la présupposition réciproque des classes est active, les heurts, même violents et spectaculaires, entre les classes sont des mécanismes d’ajustements qui, s’ils entraînent des pertes de valeur ne remettent en cause ni la valeur comme forme ni le capital comme rapport social. Il en va différemment quand le rapport entre les classes tourne à l’affrontement pur.
8.3 – Capital et valeur dans l’insurrection
Un détour est ici nécessaire si l’on veut bien comprendre ce qui arrive à la valeur dans l’insurrection prolétarienne. Il nous faut en effet analyser de près ce qu’est une insurrection du prolétariat, à savoir un rapport social très spécifique, pour pouvoir ensuite saisir la forme sociale que les prolétaires insurgés donnent à ce qui était valeur en procès jusque là.
8.3.1 – Des luttes quotidiennes à l’insurrection
8.3.1.1 – Rupture qualitative dans l’affrontement des classes
On pourrait penser que la notion de sujet automate est valide dans les périodes de grande prospérité, quand la masse de plus-value produite est telle que la reproduction et l’accumulation du capital se fait avec une fluidité presque parfaite. En réalité, même dans ce cas, il n’y a pas d’automaticité. Car même à supposer que, dans une telle conjoncture, le prolétariat travaille sans chercher le moins du monde à lutter contre le capitaliste pour améliorer la paie ou réduire la charge de travail, il doit encore intervenir pour que la coopération dans l’atelier fonctionne. Il est vrai que la coopération des travailleurs est commandée par le capital fixe et le rapport des machines entre elles, il est vrai que, dans le fordisme, la part de chaque travailleur est précisément calculée et formatée par les bureaux d’études. Il n’en reste pas moins qu’il faut l’intervention personnelle des travailleurs pour que ça marche, car il y a toujours des aléas. C’est tellement vrai que certaines méthodes du post-fordisme, comme le travail en petites équipes le long d’une chaîne, s’efforcent de mobiliser à l’avantage de l’entreprise cette capacité d’initiative que garde le travailleur même dans un système hautement organisé et automatisé.
En fait, une telle conjoncture d’où toute résistance à l’exploitation serait absente est purement théorique. Car, aussi faible soit-elle, cette marge d’initiative que le prolétariat conserve toujours dans son travail, et dont le capital a besoin pour fluidifier son mouvement, donne simultanément la possibilité au travailleur de récupérer un peu de liberté et de temps. Les capitalistes cherchent continuellement à limiter toutes les petites tricheries, tous les petits arrangements que les travailleurs mettent en place pour simplement tenir le coup. Tout cela est bien connu, et je ne le signale que pour dire que le sujet n’est jamais automate. Prolétaires et capitalistes interviennent toujours subjectivement dans le rapport d’exploitation, même quand celui-ci semble le plus réifié.
En ce qui concerne les travailleurs, le degré de leur mobilisation subjective augmente en raison directe de leur résistance à l’exploitation. La moindre désobéissance, le moindre conflit avec un petit chef supposent initiative et courage, individuellement et collectivement. Ce n’est pas parce que la lutte des classes a une fonction positive pour le capital dans son ensemble, qu’elle est l’aiguillon qui le contraint à toujours inventer de nouvelles méthodes de travail que les capitalistes accepteraient sans s’y opposer systématiquement la résistance des travailleurs à leurs ordres. Ils veulent consommer la marchandise qu’il ont achetée comme ils l’entendent. C’est pourquoi la résistance à l’exploitation est à l’opposé de tout automatisme social. Quelle que soit l’ampleur de la résistance, elle est toujours une lutte, où les prolétaires se manifestent comme individus sujets.
Et quand on en vient à la grève, même la plus pacifique et syndicale, il apparaît bien que la marchandise force de travail est inséparable de l’individu qui la porte et qui, individuellement et collectivement, est aussi sujet – quelles que soient les limites de cette subjectivité. Le capitaliste tolère cette subjectivité quand elle aide à fluidifier le travail, mais bien sûr il n’en veut plus quand elle s’oppose à lui. Et l’affrontement qui s’ensuit passe évidemment par un renforcement de l’affirmation subjective du prolétariat. Même purement syndicale, la grève n’est pas obéissance aux ordres comme l’est le travail. Il y a, comme on dit, mobilisation, ce qui veut dire discussions, hésitations, polémiques et finalement décision d’arrêter le travail face à la hiérarchie de l’atelier ou du bureau. Ce n’est pas la révolution, bien sûr, mais cela représente un degré de rupture dans la subordination du travail au capital.
On franchit des degrés supplémentaires de mobilisation de la subjectivité du prolétariat quand les grèves deviennent sauvages, violentes. Faire grève sans les syndicats, voire contre eux (quand il y en a), c’est rompre avec une institution qui a reçu l’approbation des capitalistes. C’est s’opposer non seulement aux patrons, mais aussi aux bureaucrates qui, en principe, sont dans le camp des travailleurs. Beaucoup de militants montent au pinacle ces manifestations d’autonomie du prolétariat parce qu’elles font doublement la preuve (contre les patrons, contre les syndicats) de la capacité d’initiative des travailleurs. Ce n’est pas le lieu ici de discuter de la question de l’autonomie. Elle montre que le prolétariat n’est nullement passif dans le rapport d’exploitation, qu’il a une existence de sujet distincte de son statut de rouage dans le rapport au capital fixe, et que sur cette base il est capable, jusqu’à un certain point, d’exister « pour soi ». Pour le moment, c’est la seule chose qui nous intéresse ici: la manifestation subjective de plus en plus affirmée de la classe du travail soi-disant réifié.
C’est encore plus le cas de ces mouvements de lutte qu’on appelle anti-travail. Individuellement ou collectivement, les prolétaires s’y affirment comme non-travailleurs. Qu’il s’agisse d’absentéisme, de coulage, de sabotage, de vol, de vandalisme, le contenu de l’anti-travail est bien sûr de s’opposer au patron qui ordonne le travail, mais en rejetant le travail lui-même, et pas seulement la façon dont le patron gère la coopération entre les travailleurs. Ici la manifestation subjective du prolétariat dans sa lutte atteint un point où les travailleurs s’opposent au patron en affirmant qu’ils ne veulent pas travailler, qu’ils sont plus que des travailleurs. Ce qui est contradictoire, puisque le patron auquel il s’opposent, parfois sans même revendiquer quelque chose, n’est là qu’en tant que donneur de travail. C’est une autre façon de dire que les luttes anti-travail ne sont pas au-delà de la lutte quotidienne entre les classes, mais qu’elles marquent que le travail et son exploitation atteignent une limite. Christophe Dejours compare le travail à la chaîne à vingt ans d’écart, entre 1974 et 1994:
« Le travail, en tant qu’activité (au sens ergonomique du travail), n’est en fin de compte guère différent qualitativement de ce qu’il était il y a vingt ans. L’analyse plus détaillée du vécu ouvrier révèle que les temps morts ont disparu, que le « taux d’engagement » (c’est-à-dire la part du temps de présence sur la chaîne, consacré à des tâches directes de fabrication, de montage ou de production [une fois soustraits les temps de déplacement, d’approvisionnement, de pause ou de relâchement] est beaucoup plus pénible que par le passé, qu’il n’existe actuellement aucun moyen de ruser avec les cadences, aucune possibilité, même transitoire, de se dégager individuellement oiu collectivement des contraintes de l’organisation. La préoccupation principale, du point de vue subjectif, c’est l’endurance… » (Ch. Dejours, La souffrance en France, 1998, p. 60).
Christophe Dejours montre ici en termes dramatiques ce qu’il considère comme une complète organisation de l’activité par le capital fixe. C’est en effet la tendance utopique que poursuivent les capitalistes. Elle n’est jamais achevée, au sens où les travailleurs ne sont jamais complètement des machines – sinon la chaîne bloquerait. Mais la description de Dejours permet de comprendre à quel point les perfectionnements de l’organisation scientifique du travail restreignent la part subjective du travailleur dans son travail et l’amènent ainsi à devenir anti-travail. Et quand il le fait, quand il se révolte contre l’OST, il affirme une subjectivité qui n’est pas celle du travailleur. On reconnaît alors, mais dans un contexte de luttes quotidiennes, la figure du prolétaire insurgé, dont le propre est, à toute les époques, de manifester que le travail et son exploitation atteignent leur limite historique.
Jusqu’ici, nous avons vu que le prolétariat intervient subjectivement dans le procès de la reproduction capitaliste. Il le fait même quand il ne lutte pas contre l’exploitation, car son intervention est nécessaire ne serait-ce que pour adapter les ordres du patron aux aléas de la production. Il le fait a fortiori quand il lutte contre l’exploitation, quand il résiste aux formes multiples de la subordination du travail au capital. Dans les phases de crise économique, l’affrontement entre les classes se renforce, et la résistance à l’exploitation passe par la multiplication des luttes du prolétariat. A un certain point une rupture intervient: le prolétariat se soulève en masse, et l’insurrection nous fait passer dans une autre problématique. La subjectivité de la classe exploitée change de forme et de contenu, et c’est cela qui rend possible le dépassement communiste du MPC.
8.3.1.2 – Différence entre grève radicale et insurrection
Avant d’entrer dans l’analyse détaillée de l’insurrection, faisons quelques observations générales.
Les insurrections prolétariennes interviennent tout au long de l’histoire du MPC. Certains moments du luddisme (1812-1819), les canuts de Lyon, les prolétaires du juin 1848 à Paris, mais aussi la Commune de Paris, le soulèvement des marins et travailleurs allemands en novembre 1918, la révolte des ouvriers de RDA en 1953, ou encore celle des travailleurs iraniens en 1979, ou celle des travailleurs irakiens de Bassora (Iraq) en 1991, la liste est impossible à dresser de façon exhaustive, et serait bien plus longue que celle-ci. A chaque fois, on assiste à un soulèvement brusque et violent du prolétariat contre les conditions qui lui sont faites par le capital. En règle générale, le soulèvement suit une période d’agitation, de luttes multiples, de discussions politiques. Cependant, et c’est cela qui importe ici, il y a une rupture qualitative entre le cours quotidien de la lutte des classes et l’éclatement d’une insurrection au caractère potentiellement révolutionnaire. L’exemple de l’Iran en 1979 aidera peut-être à comprendre mieux l’enjeu de la question. Ce qui suit complète et corrige ce que j’ai écrit sur la question dans La Période Actuelle (Hic Salta 1998, voir http://www.hicsalta-communisation.com/hic-salta-98/281)
Téhéran, Février 1979
Il n’y a pas qu’une seule insurrection au cours de la révolution iranienne des années 1977-80, mais celle de février 1979 est sans doute la plus longue et la plus massive. Tout au long de l’année 1978, les grèves et les manifestations se sont multipliées dans tout le pays. Dans ce maelström, on repère au moins deux émeutes importantes: celle qui, le jour du massacre de la place Jaleh (le « vendredi noir », 8 septembre 1978) éclate dans les quartiers pauvres du sud-est de Téhéran et celle qui pille et incendie Khorramshar le 12 novembre 1978. Cependant, dans ce continuum de luttes de plus en plus intenses, la semaine insurrectionnelle qui va du 9 au 16 février 1979 marque un tournant décisif.
Le 9 à 22 h 30, une unité de la garde impériale attaque, dans le quartier de Farahabad (Est de Téhéran), une caserne de cadets favorables à Khomeyni. Mais les habitants du quartier soutiennent les cadets et encerclent les attaquants. D’autres cadets, basé à l’aéroport proche de Dushan Tappe, leur viennent en aide et distribuent des armes aux habitants. Des barricades s’élèvent dans tout le quartier. Malgré la proclamation de l’état d’urgence par Shappour Bakhtiar, le premier ministre, l’insurrection s’étend. Les enfants sont particulièrement actifs dans la construction d’un « savant labyrinthe de barricades et de constructions diverses »[2]. Le 10 en fin de journée, La prison de Evin (Nord de la ville.) est ouverte par l’insurrection. Pendant que le combats reprennent dans le quartier de Farahabad, le Majlis (parlement) est incendié.
Le 11 à l’aube, les insurgés s’emparent de la manufacture d’armes de la place Jaleh. On improvise rapidement des formations au maniement des armes. A midi, tout l’Est de la ville est aux mains de l’insurrection. La police militaire se rend. Le commissariat central et 17 commissariats de quartier sont pris. A 14 h, l’armée annonce qu’elle est neutre et se retire dans ses casernes. Les désertions sont nombreuses et un général est abattu par ses soldats. Mais bientôt, les casernes où se sont retirés les militaires sont assiégées et prises d’assaut par des guérilleros. Ceux-ci sont comme des poissons dans l’eau, et cherchent déjà des bases de pouvoir pour la suite. Le même jour, l’insurrection prend le contrôle de la radio, et la met à sac. Quant à la télévision, elle tombe aux mains de ses grévistes. Pendant ce temps, les beaux quartiers du nord de la ville sont livrés au pillage, et un dépôt de munitions explose.
Le 12, des gardes impériaux attaquent dans le nord-est de la ville. Ils sont batus. A 15 heures, Khoymeni, rentré d’exil le 1° février, déclare qu’il faut rendre les armes dans les mosquées.
Après le 12 février, les journalistes n’osent plus s’aventurer en ville, surtout la nuit, car tout le monde est armé et tout le monde tire sur tout le monde. C’est pourquoi il devient difficile de suivre le déroulement de l’insurrection.
Le 14, les fedayins occupent l’ambassade des Etats-Unis, mais sont bientôt délogés par le nouveau Ministre des Affaires Révolutionnaires (sic) et les moudjahidin. Ce même jour, on se bat à Chiraz, à Ispahan, à Tabriz.
On peut aussi avoir une idée de ce qui se passe ces jours-là quand on sait que la radio répète le message qu’il ne sert à rien d’avoir des armes, qu’il faut que les enfants soient désarmés, que la bataille maintenant, c’est contre l’anarchie.
Le 17, Bazargan, premier ministre, appelle à la fin des grèves. Il est en cela soutenu par le Toudeh (parti communiste). Car une telle insurrection comportait nécessairement un arrêt massif du travail.
Mais si les combats cessent le 18, les grèves continuent, et se transforment en un mouvement dit « des shuras », mélange de conseils d’usine et de conseils de quartier. Les premiers sont plutôt ouvriers, les seconds plutôt islamiques, mais la distinction n’est pas tranchée. A partir de là, on entre dans un mouvement contrastée de poussée ouvrière et de prise de contrôle par les mollahs qui sort de notre propos. Cette phase dure jusqu’à l’été.
Le récit de l’insurrection de Téhéran aide à comprendre ce qui constitue la rupture entre le cours quotidien de la lutte de classes et l’insurrection. Différents points peuvent être indiqués:
Il y a bien sûr le fait que, presque par définition, l’insurrection est un mouvement massif. Elle ne mobilise pas un lieu de travail, une entreprise, mais un ensemble de prolétaires en révolte contre les conditions générales qui leur sont faites, et non pas contre les conditions de l’échange salarial propres à leur entreprise. L’étincelle qui provoque l’insurrection peut être de nature très variable. Cela peut être un hausse du prix du pain (les exemples sont nombreux). Cela peut concerner le calcul des salaires, comme en RDA en 1953. Cela peut concerner la répression policière, comme à Téhéran. Dans tous les cas, ces griefs particuliers ne provoquent une insurrection que parce qu’ils font partie d’une crise plus générale de la subordination du travail au capital. Et l’insurrection se caractérise donc notamment par le fait que, en le disant ou non, elle s’attaque au capital à ce niveau plus général de sa domination. La forme fondamentale de la domination du capital sur le travail, c’est son monopole sur les moyens de production et la séparation complète où cela place le prolétariat. Dans sa définition même, l’insurrection attaque à ce niveau: elle prend possession de telle ou telle partie du capital pour nier cette modalité fondamentale de sa domination. On va y revenir.
Il y a d’autre part le fait que les insurgés quittent leur lieu de travail. Ils ne s’en prennent pas à un capital particulier, mais attaquent à un niveau plus général. L’insurrection a une dynamique topographique qui est parlante. Les insurgés se révoltent contre les lieux du pouvoir capitaliste. Les insurrections parisiennes de 1848 et 1871 construisent un réseau de barricades qui convergent vers la mairie de Paris, plus importante pour eux que le siège du gouvernement national. A Téhéran, où règne la dictature du Shah, les casernes, les prisons, les commissariats, sont des objectifs privilégiés. Autrement dit, et bien qu’en général, elle ne parle pas de communisme, l’insurrection élève le débat. Du coup, les revendications immédiates passent à l’arrière plan, voire disparaissent complètement. L’enjeu n’est plus la négociation de l’échange salarial, mais le changement de société. Que cet objectif se limite à celui d’un changement de gouvernement (comme par exemple dans les printemps arabes) marque simplement une limite, momentanée ou non, dans l’offensive prolétarienne. Mais cela n’empêche pas que cette offensive a changé qualitativement, passant du niveau revendicatif au niveau sociétal. Peu importe ici que l’idée révolutionnaire que projette nécessairement toute insurrection de quelque importance soit celle de la démocratie socialiste, de la dictature du prolétariat, des conseils ou des shuras. Ce qui compte, c’est que le prolétariat trouve tout à coup, en lui-même la potentialité de changer la société qu’il a produit et reproduit pas son travail. Cette capacité est en rupture avec ses luttes quotidiennes, qui ne visent pas le changement de société, mais l’aménagement du rapport social capitaliste.
C’est cette rupture qu’il nous faut maintenant examiner plus en détail pour comprendre ce qu’il arrive à la valeur quand le prolétariat s’insurge.
8.3.2 – L’insurrection comme rapport social spécifique.
8.3.2.1 Initiative prolétarienne insurrectionnelle.
L’insurrection est le moment où le rapport de présupposition réciproque entre les classes se convertit en rapport du pur affrontement. La rupture peut intervenir dans l’un ou l’autre des moments de la reproduction du prolétariat. Il peut s’agir d’une impossibilité « objective » de trouver un niveau de salaire acceptable par les deux parties (les canuts de Lyon, par exemple), ou bien de l’impossibilité de maintenir des conditions de travail trop strictes (RDA 1953), ou encore d’une tentative d’imposer une brutale hausse du prix des subsistances (émeutes de la faim), ou enfin, et le plus souvent, d’un combiné de ces situations. Ces configurations du rapport de classes indiquent un point de blocage dans le rapport d’exploitation du travail par le capital. Ce point de blocage semble objectif, au sens où ni les patrons ni les salariés n’auraient la possibilité de faire les concessions nécessaires pour remettre en route la (re)production capitaliste. En fait, l’objectivité du blocage entre les classes est discutable, car il n’y a pas de limite objective à la possibilité de baisse du niveau de vie du prolétariat, de dégradation des conditions de travail. C’est ce qu’on constate notamment après la défaite de l’insurrection. De plus, il est difficile de parler d’un blocage objectif du rapport d’exploitation quand on observe que c’est toujours le prolétariat qui prend l’initiative de la rupture et, comme on va le voir, cela requiert une forte dose de subjectivité: l’initiative de l’insurrection ne vient pas toute seule.
Il arrive que, par le lock-out, les patrons aussi se retirent du rapport de négociation permanente entre les classes. Cette rupture n’est bien sûr pas, de leur part, insurrection, mais exercice du pouvoir qu’ils détiennent. Ils ont des réserves pour attendre que les travailleurs reviennent vers eux et acceptent les conditions dégradées qu’ils veulent leur imposer. Et il se peut même qu’ils lockoutent par provocation, pour pousser le prolétariat à se soulever, pour ensuite le réprimer violemment (juin 1848). Mais c’est quand même le prolétariat qui répond, ou non, à la provocation et prend l’initiative de cette rupture violente. Dans tous les cas, l’insurrection indique qu’il vient un moment où les conditions objectives de la reproduction de la contradiction des classes devient subjectivement insupportable au prolétariat. Cela se manifeste par le soulèvement violent d’une grande partie de la classe. Que se passe-il alors?
Dans les livres relatant les insurrections du prolétariat, on lit des choses comme: « A l’annonce du verdict acquittant les policiers qui avaient tué Rodney King, les quartiers populaires de Los Angeles explosèrent en pillages et incendies ». On comprend bien la relation de cause à effet, et on sait bien que, derrière ce verdict inique, il y a des années de misère et de souffrance aux mains de la police de Los Angeles. Mais comment, précisément, passe-t-on de cette soumission, qui a duré des années, qui a encaissé tant d’affronts et d’injustices, à un soulèvement insurrectionnel? Prenons l’exemple des émeutes d’avril-mai 1992 à Los Angeles. (d’après Inside the L.A. Riots, publié par l’Institut pour un journalisme alternatif, Los Angeles 1992).
Début des émeutes de Los Angeles, mars-avril 1992
Simi Valley. Ville, surtout blanche, de la banlieue de Los Angeles. Habitée par de nombreux policiers. C’est dans cette ville qu’a eu lieu le procès des policiers qu’un vidéastre amateur a filmés en train de battre à mort un noir, Rodney King, étendu sur le sol. Le mercredi 29 mars 1992, ces policiers sont acquittés.
Mercredi 29/4, 17 heures 30
Centre ville, Parker Center [siège du LAPD, la police de Los Angeles]. Un groupe de protestataires, petit mais grossissant à vue d’œil, commence à encombrer la place juste devant le siège du LAPD. La foule scande ce qui va devenir un refrain familier: « pas de justice, pas de paix » et « Gates [chef de la police] doit partir ». Barrant l’accès au chemin qui mène à l’entrée de l’immeuble, une ligne de policiers en tenue anti-émeute, casqués, fait face aux manifestants.
Mercredi 29/4, 19 heures
South Central. Devant le parking de l’église First African Methodist Episcopal Church, des centaines de gens traînent. Ce sont surtout des noirs, avec quelques jeunes blancs et latinos. A l’intérieur, la salle de réunion est bondée et déborde dans l’entrée et dans le foyer de l’église. A l’entrée de l’église, une bannière proclame « Frère, vient nous aider à arrêter la folie ». (…). Les leaders noirs de Los Angeles défilent vers la chaire. Les politiciens, les activistes, les pasteurs observent les bancs. Des douzaines de pancartes « Oui à la proposition F » (la loi de réforme de la police mise au référendum en Juin) se balancent au dessus de la nef trop pleine. Le pasteur de First AME, Cecil Murray, déclame » Dieu est vivant, Dieu n’est pas encore mort ».
Dans la salle de presse improvisée en face de la chaire, nos yeux sont rivés sur une série d’écrans transmettant en direct la vue du chauffeur de camion Reginald Denny[3] étalé sur l’asphalte au croisement de Normandie et de Florence.
Les leaders: « Nous ne perdrons pas notre sang froid. Nous ne perdrons pas notre calme. Nous allons demander justice ». « Ne déchirons pas notre communauté pour ne rien prouver ».
A la télé: « Tous les policiers ont reçu l’ordre de se mettre en tenue d’émeute ».
Les leaders: « Je vous le demande, avez-vous jamais vu un verdict plus immoral dans votre vie? Nous exigeons le passage de la proposition F ». « Nous voulons que vous exprimiez toute votre colère, toute votre frustration… (lorsque l’ai entendu le verdict) j’ai été choqué, abasourdi, j’en ai perdu le souffle. Nous sommes ce soir venus dire que ça suffit, et pour vous encourager à exprimer verbalement votre colère ». (Là, c’est le maire (noir) de LA qui parle, et qui est reçu avec des cris, des huées et une agitation générale).
A la télé: une ligne de policiers du LAPD, en tenue d’émeute, fait face aux protestataires devant le Parker Center.
Les leaders: « Inscrivez-vous sur les listes électorales! ».
A la télé: vue aérienne des flammes jaillissant d’un mini-centre commercial à l’angle de Vermont et de Century.
Mercredi 29/4, 20 heures
Centre ville, Parker Center. Protégé par l’obscurité, la foule devant Parker Center a grossi et est devenue plus agressive. La composition de la foule a aussi changé. Les protestataires les plus âgés, les représentants d’organisations de gauche connues et d’organisations de solidarité sont partis. A leur place se trouve une foule plus jeune et de plus en plus compacte.
Ruben Martinez (journaliste): Nous sommes devant Parker Center. Sur trois côtés, le LAPD. Mais ça n’a pas d’importance; nous pouvons faire ce que nous voulons. Plus le temps passe, plus la colère monte en nous. Nous jetons des pierres. Nous saisissons un panneau d’interdiction de stationner. Nous incendions la guérite d’un gardien de parking. Choppez cette voiture du LAPD. A vingt cinq paires de bras et de jambes, renversez-la. Brûlez-la. Et maintenant la Rolls-Royce. Ecoutez le bruit sourd du pied de biche sur le pare-brise! La police nous suit à distance, n’attaquant jamais. Des arbres plantés dans de grands bacs en ciment roulent en bas de la rue. Des bancs de l’arrêt de bus deviennent une barricade. Nous tenons des exemplaires enflammés du LA Times sous les feuilles des palmiers qui viennent à la hauteur du pont au-dessus de la 101. Nous regardons émerveillés les palmes en feu, et aussi les manœuvres désespérées des automobilistes en dessous, qui freinent à mort et essaient de faire demi-tour. Un autre fait hurler ses pneus en stoppant dans la voie d’arrêt d’urgence devant deux drapeaux en flammes qui encadre une affiche « Daryl Gates » de Robbie Conal. Nous hurlons: « pas de justice, pas de paix! ». Nous bombons à la peinture les murs de l’Hotel de Ville Est, Ouest et Sud, ainsi que les immeubles du tribunal et du LA Times. Nous sommes des types du Parti Communiste Révolutionnaire (en charge du mégaphone et des bombes à peinture), nous sommes des sans-abri, nous sommes des gosses du barrio de East LA et de South Central. Nous sommes des bohémiens de Echo Park, nous sommes des activistes de ACT-UP et nous sommes des journalistes. Un corps unifié de 300 cellules, à pied, en planche à roulettes, en vélo, avec des casquettes « X » et des T-shirts « Soundgarden », se déplaçant comme une énorme méduse poussée par les vagues du LAPD.
L’organisme se métamorphose à chaque inhalation de fumées. Nous crachons le feu. Le café Phils Coffee Shop à l’angle de Spring et de First part en fumée. Puis Tommy’s Coffee à l’angle de Spring et de Second. Les vitrines de la nouvelle boite mexicaine au carrefour de Broadway et de Third sont démolies – coca gratuit pour tout le monde! Des poubelles dans la devanture de Eagleston’s Big and Tall. Un mannequin en robe de mariée de Bridal City est en feu. L’organisme unique commence à se fractionner. Une partie part vers le nord sur Broadway. Une autre vers l’est sur Second. Une autre encore vers l’est en direction de Temple. Les gens emportent des téléphones cellulaires, des ordinateurs portables, des chaînes stéréo (Radio Shack, à l’angle de Second et de Broadway). Nous rions. Nous hurlons. Où est passé le LAPD? Une coutellerie est pillée. Nous voilà soudain armés de crans d’arrêt et de longs couteaux de cuisine reluisants. Allons-nous nous entretuer? Allons-nous continuer? Rentrons-nous à la maison? Que faisons-nous? Qui nous dirige? Le RCP (Revolutionary Communist Parti)? Le type avec le T-shirt « Soundgarden »? Le gamin de Ramona Gardens? Le LAPD?
Mercredi, minuit
Baby Saye passe devant des badaux et d’autres pillards avec trois paquets de six rouleaux de papier toilette double couche Charmin. « Je sais ce que vous pensez, mais je vous emmerde », dit Baby Saye, 26 ans, qui dit qu’elle vit d’allocations depuis toujours. « Toute ma vie, je me suis torchée et j’ai torché mes enfants avec une saleté qui gratte parce que je ne peux pas me payer la bonne daube. Maintenant j’ai du Charmin, comme ces jurés blancs. Pas mal ! »
Jeudi matin, tôt
SOUTH CENTRAL Il semble que beaucoup des incendies de la veille se meurent. Et puis une colonne de fumée noire apparaît au nord de Crenshaw: c’est une mini galerie commerciale sur la 29ème. Je roule vers là, tandis que les feux s’allument à l’est. Je roule vers l’est, et le feu se déclare à l’ouest. Dans quelque direction que je roule, il y a des colonnes de fumée montant d’un magasinTrak-Auto, d’un Chaussures Kinney, d’une Thrifty, d’un Boys.
Les émeutes, pillages et incendies qui commencent mercredi soir dureront jusqu’à samedi matin.
On a ici un aperçu sur la façon dont se forme une insurrection prolétarienne. On remarque l’impuissance, voire l’absence, des dirigeants politiques. On remarque aussi l’émergence d’individus, inconnus et anonymes mais prenant des initiatives, et qui interpellent les autres prolétaires présents. Il y a aussi des militants du Parti Communiste Révolutionnaire, et probablement d’autres militants. Ils ont sur les autres l’avantage d’avoir un mégaphone. Leur influence éventuelle dans le démarrage de l’insurrection ne tient pas tant à leur message ou à leur organisation politique. Ils militent depuis des années sans effet sur le mouvement réel. Mais il s’est peut-être trouvé parmi eux un ou quelques individus qui se sont mêlés aux autres initiateurs alors que les conditions étaient mûres, sans qu’ils n’aient rien fait pour cela. On voit que, par interaction, l’action s’organise d’abord en manifestations d’insolence et d’irrespect (il est interdit de brûler un drapeau aux Etats-Unis), puis en dégradations de mobilier urbain, et finalement en pillage, bien que le texte n’indique pas la façon dont les pillages ont commencé – il semble que cela s’est fait presque naturellement, quand les quelque 300 manifestants ont quitté la mairie et le siège du LAPD et se sont dirigés vers des artères commerciales). Au même moment, des scènes analogues ont lieu dans d’autres endroits de la ville. Cette dispersion et cette simultanéité des initiatives insurrectionnelles est un indicateur sûr de ce que les conditions étaient mûres.
8.3.2.2 – Apparition fugitive du pur sujet.
Dans ce processus, on distingue une progression qui va de la désobéissance à la loi à l’attaque violente de la propriété capitaliste. Dans le démarrage de toute insurrection, il y a un moment où les prolétaires se mettent eux-mêmes en situation de rupture avec la société du capital. Ils se retrouvent alors face à leur dénuement. C’est « l’isolement funeste » (Marx) dans lequel éclate toute émeute. L’échec des luttes qui précèdent l’insurrection a réalisé cet isolement où les prolétaires se trouvent purs sujets face au capital qui réunit en lui la société et la nature, et en interdit l’accès au prolétariat. Il est impossible de savoir combien de fois les prolétaires de South Central, à Los Angeles, ont essayé de faire valoir leurs droits, individuellement et collectivement, et se les sont vus déniés. A la longue, inévitablement, ils comprennent, et disent à leur façon, qu’ils sont seuls face au capital qui les rejettent dans leurs ghettos. Mais, dans le moment où ils s’insurgent, ils réalisent ce face à face où le prolétaire dénué de tout fait face à l’homme aux écus.
Autre exemple, complètement différent: en juin 1848 les travailleurs des ateliers nationaux de Paris ont cherché à s’opposer à la fermeture annoncée de ce système de secours par le travail aux chômeurs de la ville. Pressentie depuis longtemps, actée le 21 juin, la décision de fermeture provoque des manifestations multiples, dont une qui se rend au palais du Luxembourg rencontrer le gouvernement, qui lui oppose un refus total de modifier sa décision. Les manifestations reprennent le soir même, et encore le lendemain, avant que finalement les barricades se dressent partout dans les quartiers populaires de Paris. Mais avant ce moment du soulèvement, l’absence de résultat des manifestations rend concrète l’expérience de l’isolement où se trouve le prolétariat, elles réalisent le pur sujet que Marx évoque pour décrire le prolétaire face au capital.
On pourrait multiplier les exemples de ce moment fugitif où la pure subjectivité, le fait pour le prolétaire de se trouver sujet sans objet, coupé des moyens de sa vie, va résoudre sa propre irreproductibilité dans l’insurrection. En Tunisie en 2010, le suicide public d’un vendeur de fruits à la sauvette qui s’est vu interdire son activité par la police, alors que ce petit trafic était son ultime moyen de vivre, dit de façon tragique l’ « isolement funeste » du prolétaire. On sait comment ce geste engendra toute une série d’émeutes et le premier printemps arabe.
Sans doute, le prolétariat parisien « aurait pu » accepter la fermeture des ateliers nationaux, il « aurait pu », comme il l’a fait d’autres fois, accepter de descendre encore d’un cran dans la misère et la souffrance. De même pour les prolétaires tunisiens de Sidi Bouzid. A posteriori, on trouve beaucoup d’explications à son soulèvement: la misère, justement, les grèves qui agitaient la classe ouvrière depuis plusieurs mois, l’agitation politique qu’entretenaient divers groupes, etc. Mais il y a tant de fois où les mêmes éléments n’ont pas entraîné de soulèvement prolétarien qu’il faut bien admettre que ce ne sont pas là des explications suffisantes. Et au final, il faut bien admettre qu’on ne connaît pas les conditions précises qui provoquent une insurrection. Bien des révolutionnaires professionnels s’y sont essayés, sans parvenir à autre chose qu’à des aventures mal abouties.
Quoi qu’il en soit, à Paris en 1848 comme dans tous les autres cas d’insurrection, il y a ce moment où le prolétariat rompt avec la soumission et l’acceptation. Il rejette la socialisation que le capital lui propose, parce que les salaires offerts sont trop bas, ou que les prix sont trop hauts, ou que les cadences sont trop élevées. Il se retrouve alors dans une situation irreproductible qu’il résout par l’insurrection. Autrement dit, il se soulève parce qu’il estime qu’il est devenu impossible de se reproduire dans le capital. Ayant fait l’expérience de son isolement total face au capital qui détient toutes les conditions de leur vie, les prolétaires décident de rompre cet isolement sans passer par l’échange contre le capital. Ils le font par la violence, dans l’illégalité, en prenant possession d’éléments du capital qui sont à portée de leur lutte, et qui vont leur permettre d’affronter les patrons. Pour bien comprendre l’importance de ce moment, qui est crucial si l’on veut comprendre la possibilité du communisme, il faut faire un détour par la notion de rapport social.
8.3.2.3 – L’insurrection comme rapport social
J’ai déjà proposé (Le Travail et son Dépassement, pp. 75sq) de donner au terme de rapport social le sens fort de rapport dans lequel les hommes s’auto-produisent comme société en se rapportant simultanément les uns aux autres et à la nature extérieure, condition fondamentale de leur vie. Et de garder le terme de collectif pour tous les autres rapports que les hommes entretiennent entre eux sans reproduire en même temps la nature extérieure et l’activité qui s’y rapporte. Cela signifie que le rapport social se définit dans une société de classe comme le rapport conjoint des deux classes du travail et de la propriété à la nature extérieure définie respectivement comme moyen de travail et objet de propriété. Dans une société de classe, le rapport social se définit fondamentalement comme l’exploitation du travail par la propriété. Seul ce rapport, qui est toujours une contradiction, fait avancer l’histoire, engendre la production de l’homme par l’homme. Les autres rapports, tels la coopération dans le travail, la vie politique et syndicale, mais aussi l’amitié, l’amour, la famille, les équipes sportives, les associations diverses et multiples, accompagnent ce mouvement fondamental, mais ne sont pas capables de l’engendrer ou de l’arrêter, parce qu’ils n’ont pas accès au cœur de la mécanique sociale et historique qu’est l’exploitation du travail et le développement des forces productives qu’elle implique.
Ce détour était nécessaire pour comprendre que les prolétaires qui s’insurgent ne sont pas simplement une bande d’individus violents qui ne respectent rien, mais des individus qui, pour la première fois dans l’histoire, forment un rapport social entre eux qui n’a pas le travail et son exploitation pour contenu. Ils y sont contraints car ils doivent échapper à leur situation de séparation totale. On a dit que les prolétaires qui vont s’insurger font avant cela l’expérience de leur isolement total face au capital. Ce dernier détient les moyens de leur travail et de leur vie, et les leur refuse tant qu’ils n’auront pas accepté les conditions qui assurent sa rentabilité. Dans ces conditions les prolétaires sont désocialisés, au sens où ils ne sont plus dans le rapport d’exploitation, ni directement (travail) ni indirectement (welfare). Ils sont aussi dénaturalisés puisque le capital a, face à eux, le monopole sur toutes les marchandises et moyens de travail qui, de fait, sont la nature extérieure du MPC. Si la resocialisation et la renaturalisation par le travail et l’exploitation ne sont pas possibles – et c’est le prolétariat qui le décrète en se soulevant, en n’acceptant pas une dégradation nouvelle de ses conditions de vie – c’est l’insurrection qui va rétablir la reproductibilité du prolétariat par et dans l’affrontement contre le capital. Elle attaque le capital en prenant possession de tel ou tel élément qui lui appartient. Que ce soit en dépavant les rues de Paris, en s’emparant de navires dans le port de Kiel, ou en pillant les magasins de Los Angeles, les prolétaires affrontent initialement le capital les mains nues. Mais comme ils sont privés de tout, avant l’insurrection, c’est aux capitalistes qu’ils arrachent les moyens matériels de leur existence concrète, c’est-à-dire de leur lutte et de leur reproduction immédiate. L’activité qui les reproduit, la vie même de l’insurrection, n’existe que par la prise que les prolétaires font sur la propriété capitaliste (bâtiments, armes, nourriture, etc.). Par cette prise de possession, les prolétaires inventent un rapport social spécifique à l’insurrection. Comment le définir?
Il faut d’abord dire que l’insurrection est un rapport social, au sens fort défini plus haut. Dans les phases où le capital se reproduit normalement, le prolétariat produit, par son travail, les conditions de sa ré-embauche. Son exploitation est le gage que le capitaliste reviendra vers lui pour lui proposer du travail et un salaire, car il a produit assez de plus-value pour que le capitaliste ré-investisse. Le résultat de la production est, d’un côté, le prolétaire démuni de tout sauf de sa force de travail et, de l’autre, le capital accumulé et cherchant un nouvel incrément de valeur. De ce fait, le prolétariat peut se resocialiser directement dans le rapport d’exploitation. Mais au moment où le rapport entre les classes tourne à l’affrontement pur, le prolétariat ne trouve pas en face de lui, dans le capital, les conditions de sa resocialisation. C’est en son sein, par l’insurrection, qu’il doit trouver le moyen d’arracher au capital les moyens de sa socialisation. Cette socialisation de crise le fait exister autrement que comme une collection d’individus contingents à la classe, fractions d’un être social, la classe, qui les définit comme anonymes et interchangeables dans le rapport au capital. Dans la prise de possession d’éléments du capital, les prolétaires se resocialisent et se renaturalisent de façon simultanée, indissociable. Les rapports qu’ils créent entre eux ne sont pas identiques à ceux qu’ils ont dans la coopération. Dans la coopération, les rapports entre les prolétaires sont pour l’essentiel prédéterminés par l’organisation du capital fixe au moment où le travailleur entre dans l’atelier. On l’a vu, leur part d’initiative est alors limitée à déjouer les aléas d’une activité pré-organisée par le capitaliste. Dans l’insurrection, c’est le contraire qui se passe. Il faut l’initiative des individus désocialisés qui prennent possession de fractions du capital pour que le rapport social se forme entre eux. Ce sont eux, les individus prolétaires, qui sont à l’initiative, qui arrachent au capital tel ou tel élément et en font le support matériel de leur resocialisation. De plus, la prise de possession place le rapport à la nature entre eux comme individus, et non entre le prolétariat et le capital comme classes. Du coup, quand ils se soulèvent et tournent le dos à leur fonction de rouage de la valorisation, les insurgés produisent un rapport social qui a un degré de liberté et de conscience impossible autrement. Le degré de liberté que le prolétariat gagne par rapport à la prospérité, c’est en premier le fait qu’il ne travaille pas. Immédiatement, tout est bouleversé dans les horaires, les déplacements, les rencontres, etc. C’est l’aspect positif de l’activité de crise. L’aspect négatif est que la reproduction du prolétariat dans l’insurrection est immédiate, et donc précaire au plus haut point. Les prolétaires doivent arracher au capital, au jour le jour, les moyens de leur survie dans la lutte (bâtiments, véhicules, nourriture, armes…). A brève échéance, une reprise de la production est inévitable, soit comme retour à l’exploitation, soit comme communisation. Quant à la conscience de soi des prolétaires dans l’insurrection, elle tient un discours complètement différent de ce qu’on entendait dans la prospérité, même dans les milieux dits révolutionnaires. Disons simplement que tout est discuté, tout est remis en cause avec une facilité inconcevable auparavant.
Il est ensuite important de comprendre que le rapport social qui se forme entre les prolétaires dans l’insurrection est inter-individuel. C’est quelque chose d’absolument nouveau dans l’histoire, qui n’a connu, jusqu’au prolétariat insurgé, que des rapports sociaux entre classes. Cette émergence de l’individu est le résultat de l’achèvement de la séparation entre le travailleur et ses moyens de travail, telle que l’a réalisée l’accumulation primitive et telle que la renouvelle chaque cycle de l’exploitation. Mais dans la prospérité, l’individualisation reste encadrée, bornée, par l’appartenance au travailleur collectif qui est le véritable sujet/objet de l’exploitation par le capital. Dans l’insurrection, par définition, le capital ne présente plus au prolétariat les conditions de sa resocialisation par l’achat-vente de la force de travail. Les prolétaires n’ont plus en face d’eux l’autre classe qui les définit, presque passivement, dans le rapport social capitaliste. C’est donc entre eux, par interaction entre les individus initialement désocialisés, qu’ils doivent trouver les ressorts et les moyens de la prise de possession de ces éléments qu’ils vont arracher au capital, donnant ainsi corps au rapport social insurrectionnel. En juin 1848, ce processus s’est fait au cours de ces manifestations qui n’ont servi à rien. Quand, sur le boulevard Bonne Nouvelle, une ultime manifestation s’est arrêtée devant la porte Saint Denis, les barricades surgissent de la chaussée par l’action spontanée de centaines de travailleurs. La spontanéité de ce moment n’est pas contredite par le fait qu’un meneur a probablement crié « Aux armes, aux barricades » (selon le témoignage de Daniel Stern). Ce meneur qui crie plus fort, est peut-être un militant politique; il a tant de fois tenté de donner des ordres sans être suivi qu’on ne peut pas attribuer à son action ou à sa conscience politique le fait que la construction des barricades se répand dans Paris comme une trainée de poudre. De plus, simultanéité très frappante et caractéristique, ce même matin du 23 juin 1848, d’autres prolétaires élevaient d’autres barricades ailleurs dans Paris, sans plan concerté d’avance. Peut-être ont-ils reçu un message du boulevard Bonne Nouvelle. Si c’est le cas, ce message n’a joué que le rôle de l’étincelle dans des conditions qui « étaient mûres ». Ailleurs en France, où le message est également parvenu, l’insurrection n’a pas suivi. Les conditions n’étaient pas mûres, bien que la misère, le chômage et l’exploitation existent aussi dans la province française.
En RDA en 1953, les ouvriers et les maçons qui reconstruisent le centre de Berlin-Est essaient depuis des mois d’infléchir la décision du gouvernement d’augmenter les normes de productivité. En vain. Le lundi 15 juin, le travail reprend normalement après un dimanche de discussions avec les autorités. Le 16, les ouvriers du bloc 40 de la Stalinallee montent dans les échafaudages pour en redescendre aussitôt. Ils ne veulent pas travailler aux conditions nouvelles. Ils sont une centaine, discutent entre eux pendant un moment, puis partent en cortège vers le siège du gouvernement. En chemin, ils passent devant les autres chantiers, et le cortège grossit rapidement. Dans l’après midi, le gouvernement annonce que la hausse des normes de productivité est annulée. Mais c’est trop tard, la question n’intéresse plus les travailleurs. Le soir, tout Berlin a cessé de travailler , et le lendemain le soulèvement se répand dans toutes les villes industrielles de la RDA. Il faudra les chars russes pour que le travail reprenne, le 18 juin.
Aucune organisation politique ou syndicale ne pourrait obtenir une expansion aussi rapide et large du mouvement. Ce sont les conditions sociales spécifiques à l’insurrection qui la permettent. La socialisation inter-individuelle, en effet, change les individus qui entrent dans la lutte. Avant l’insurrection, il existait certainement des organisations politiques ou syndicales qui poussaient les travailleurs à l’action revendicative. Si finalement l’action démarre et prend la forme de l’insurrection, ce n’est pas parce que les organisations ont fini par convaincre les travailleurs de bouger. Ainsi qu’on l’a dit, c’est parce que les conditions, impossibles à définir complètement, « étaient mûres », et l’insurrection éclate alors souvent sans, voire contre les organisations qui appelaient à l’action, mais à l’action dans le rapport de présupposition réciproque entre les classes. Ainsi en Grèce en 2008, on a vu les anarchistes, très nprésents depuis longtemps dans le centre d’Athènes, être dépassés par des émeutiers inconnus et féroces. L’individu qui s’insurge n’est pas le même que celui d’avant l’insurrection. Il participe maintenant à un rapport social qui est qualitativement différent du rapport de classes. Il s’y trouve à titre individuel. Certes, les insurgés agissent collectivement, mais ils redéfinissent constamment eux-mêmes, par la discussion, le contenu de leur activité. Leur association résulte de leur interaction, et non pas de la coopération déterminée par le capital fixe. S’ils décident de s’emparer d’un bâtiment, ce bâtiment va leur servir d’abri (reproduction immédiate), mais aussi de moyen de lutte (centre de regroupement d’assemblées…) sans qu’il définisse la nature de leur activité et de leurs rapports entre eux.
Ce degré supplémentaire de conscience et de liberté de la socialisation insurrectionnelle est reconnu par tous les observateurs, même les plus réactionnaires. Il est le produit de la socialisation inter-individuelle. Exemple puissant, l’émergence des femmes dans l’insurrection, le rôle actif qu’elles y jouent, est une indication de l’émergence de l’individu dans le rapport social spécifique de l’insurrection. Les femmes prolétaires sont doublement soumises: au capital comme tout prolétaire, et à la famille en tant que sœur, épouse, fille des hommes. Dans la lutte contre le capital, et surtout dans l’insurrection, elles s’individualisent, elles émergent des liens de subordination doubles où les tient la structure sociale du MPC. La même chose peut être dite des enfants, qu’on voit entrer de plus en plus jeunes dans des moments insurrectionnels où ils se socialisent directement et de plein droit.
8.3.3 – Prise de possession et non-valoration.
Et la valeur, dans tout cela? Il fallait faire le détour par le rapport social insurrectionnel pour comprendre le rapport entre valeur et capital dans le processus révolutionnaire. Nous n’aurons pas fini de comprendre le rapport social insurrectionnel tant que nous n’aurons pas analysé ce qu’il advient des ces éléments du capital que les insurgés prennent en possession. Par définition, tous ces éléments sont valeur, qu’il s’agisse de moyens de travail, de bâtiments, de mobilier urbain ou de subsistances. Si le prolétariat qui s’insurge en prend possession, ce n’est pas simplement pour survivre (se nourrir, s’abriter, etc.). C’est indissolublement pour exister socialement, pour rompre avec l’isolement funeste où il se met quand il refuse de reprendre le rapport d’exploitation aux conditions du capital, conditions que le prolétariat considère de fait comme intolérables à ce moment-là. Au stade où il en est au moment de se soulever, le prolétariat n’a pas d’autre moyen d’exister, contre le capital, que d’arracher au capital qui lui fait face une fraction des marchandises, moyens de travail, etc., qui composent le capital. Ne pas le faire, c’est en rester au stade de la manifestation, de la revendication. Cela n’est pas impossible, bien au contraire. C’est le chemin de l’acceptation de la subordination au capital, qui est très fréquemment suivi après un mouvement de luttes revendicatives. Mais, dans certains cas, il se trouve que le prolétariat rompt les ponts et passe du rapport de présupposition réciproque à celui de l’affrontement pur. A ce moment-là, la lutte du prolétariat contre le capital passe par la prise de possession, par la formation du rapport social insurrectionnel qui ne peut exister sans se donner un substrat matériel – et, dans les conditions du MPC, celui-ci n’existe que dans la forme valeur des moyens de production. Or, l’inclusion d’éléments du capital dans le rapport social propre au prolétariat insurgé en change la forme sociale.
Tout rapport social, avons-nous dit, englobe un rapport à la nature et donne à celle-ci une forme sociale. Le rapport social que le prolétariat forme en son sein pour affronter le capital dans une insurrection n’échappe pas à la règle. Il prend possession d’éléments du capital: il envahit les rues, détruit des usines, s’empare de bâtiments, pille les commerces, etc… Or tous ces éléments ont déjà, semble-t-il, une forme sociale: la valeur, fonctionnant comme capital. Dans l’insurrection, leur forme sociale change. Dans Le Travail et son Dépassement, j’avais abordé la question du devenir de la valeur dans l’insurrection dans les termes de l’inversion du rapport de présupposition entre valeur d’usage et valeur d’échange. Je me permets de reproduire le passage concerné:
« Lorsqu’elle existe dans la forme du capital, la nature se présente comme une accumulation de marchandises dont la valeur d’usage est présupposée par la valeur d’échange: leur utilisation par la société est fonction du procès général de la valorisation, et cette détermination est univoque au sens où la marchandise ne saurait satisfaire un besoin qui n’est pas solvable. Cela vaut directement pour les moyens de consommation et indirectement pour les moyens de production. Lorsque le rapport social de crise se forme et prend possession d’une partie de la nature, ces objets perdent leur valeur d’échange. L’activité de crise remet radicalement en cause la circulation des marchandises et la logique sociale du rapport à la nature est complètement différente de ce qu’elle était dans la prospérité. En l’occurrence, c’est la valeur d’usage des marchandises qui devient l’élément déterminant. Que ce soit en tant que subsistances, en tant que moyens de transports, de communication ou de combat de rue, les éléments de la nature extérieure qui sont pris en possession aux dépens du capital s’insèrent dans le rapport social de crise pour la valeur d’usage qu’on peut en tirer, sans égard pour la question de la conservation de leur valeur d’échange. Les prolétaires soulevés ne comptent pas. L’activité de crise du prolétariat provoque donc une inversion du rapport de présupposition entre valeur d’échange et valeur d’usage. Dans cette inversion, la consumation de la valeur d’usage par une activité qui n’est pas travail réalise la perte de la valeur d’échange. La forme sociale que l’activité de crise confère à la nature extérieure est celle de la dévalorisation. Cette dévalorisation s’applique aussi au reste du capital dans la mesure où l’activité sociale des prolétaires, qui n’est pas travail, laisse ce capital en jachère. » (pp. 137-138)
Les limites de ce point de vue sur la socialité insurrectionnelle apparaissent dès lors qu’on prend en considération l’approche plus élaborée de la valeur que j’ai essayé de développer dans les chapitres précédents. La notion de présupposition de la valeur d’usage par la valeur d’échange renvoie à une conception implicite de la valeur d’usage comme simple utilité de la chose, sans voir que la valeur est plus qu’une quantité de travail « enrobant » un objet quelconque d’utilité. La valeur définit en termes spécifiques (normalisation) la forme d’utilité du produit du travail. C’est pourquoi j’ai dit (chapitre 4) que la valeur d’utilité fait partie de plein droit de la définition de la valeur. Dire que « la marchandise ne saurait satisfaire un besoin qui n’est pas solvable » est sans doute vrai, mais passe à côté de la bonne compréhension de ce qu’est le rapport entre valeur d’utilité et valeur d’échange. La valeur d’échange n’est pas plus importante que la valeur d’utilité dans la définition de la marchandise et de la valeur. La forme d’usage du produit du travail valorisant définit déjà la valeur avant même que l’échange vienne la réaliser. Avoir la « forme de l’échangeabilité », pour une marchandise, ce n’est pas correspondre simplement à un besoin exprimé et solvable. C’est être normalisée, dès le stade de la production (exécutée avec productivité la plus élevée possible), pour atteindre un degré d’utilité suffisamment général pour qu’il garantisse la possibilité de l’échange (ou tout au moins en multiplie beaucoup les chances). Tout cela n’est qu’une autre façon de dire que, dans le MPC, les produits du travail ont une forme concrète spécifiquement déterminée par les conditions de la production de valeur (à savoir les producteurs privés indépendants) et adaptée à l’usage que peuvent en faire les utilisateurs en tant que travailleurs ou patrons. C’est une banalité que de dire que dans le MPC, et surtout dans la domination réelle du capital sur le travail, les moyens de production et les subsistances ont une forme spécifiquement capitaliste. Mais il faut préciser qu’avant cela même, leur existence de valeur leur donne déjà une forme sociale que l’abolition du travail et du capital, en tant que dépassement de la valeur, devra aussi abolir. Cette forme sociale propre à la valeur découle de la séparation des producteurs privés indépendants par rapports aux besoins que leurs produits sont censés satisfaire. C’est ici la question du dépassement de la séparation entre les fonctions de production et de consommation qui est en jeu.
Sur cette base, la notion d’inversion du rapport de présupposition entre valeur d’usage et valeur d’échange comme définissant la prise de possession et la dévalorisation se révèle insatisfaisante. En particulier parce qu’elle pose que c’est la consumation de la valeur d’usage qui entraîne la perte de valeur d’échange. Le terme de consumation, qui évoque sans doute les incendies de l’insurrection, est impropre, car ce n’est pas la destruction, la disparition de l’objet pris en possession qui le dévalorise. C’est le fait que, arraché au capital et inséré dans le rapport social insurrectionnel, l’objet ne fonctionne plus ni comme valeur d’utilité ni comme valeur d’échange. Essayons de voir cela de plus près.
8.3.3.1 – Rapport de l’insurrection au capital constant.
Une partie des éléments que le prolétariat prend en possession quand il se soulève fait partie du capital constant: moyens de travail, matières premières, bâtiments, véhicules, etc. C’est une règle générale que ces éléments ne vont pas servir de moyens de travail. L’insurrection ne travaille jamais. Même si elle le voulait, elle n’en aurait pas la possibilité car la violence de l’affrontement avec le capital ne lui en laisserait pas le loisir. Quand la rencontre du prolétaire et des moyens de production se fait dans le cadre du rapport social capitaliste, c’est-à-dire par le truchement de l’échange de la force de travail contre le salaire, le rapport social donne automatiquement la forme de moyens de travail aux machines, aux matières premières, aux bâtiments, etc. qui constituent le capital constant. Il en va différemment dans le rapport social insurrectionnel. Les insurgés saisissent tel ou tel élément pour la lutte contre le capital. Non seulement ils en détournent la valeur d’utilité (les boulons servent de munitions, les salles de réunion de dortoirs), mais c’est à eux, les prolétaires, de définir le nouvel usage qu’ils vont faire des fractions saisies de capital. Rien n’est donné d’avance, tout se discute et se détermine, en fonction des initiatives de la lutte, elles-mêmes changeantes. Non seulement la prise de possession d’éléments de capital constant ne détermine pas que l’activité des prolétaires va être travail, mais elle ne va donner aucune norme sociale prédéterminée à ces objets. Les automobiles ne sont pas destinées de façon univoque à faire des barricades dans les insurrections. Ce sont les insurgés qui, dans leurs rapports interactifs, en décideront: barricades, moyens de transport, béliers incendiaires, etc. Avec la prise de possession de biens de production par les insurgés, on passe de la valeur d’utilité des objets saisis, pré-établie et normalisée par le rapport social capitaliste, à leur utilité particulière inventée sur place et sur le champ par l’insurrection. Et là, beaucoup d’usages deviennent possibles, de la destruction pure et simple à mille et une formes de détournement. Ce qu’il advient finalement des biens saisis par l’insurrection dépend des initiatives qui se prennent de façon plus ou moins improvisées par les insurgés qui confrontent entre eux leurs possibilités, désirs, idées tactiques, etc., dans toutes sortes d’assemblées générales, réunions, discussions ou initiatives solitaires. A la différence de ce qui se passe quand le prolétaire rencontre le capital par l’embauche, rien n’est joué d’avance sur le contenu de l’activité. Du fait même de la suspension du rapport de présupposition réciproque entre les classes, le rapport social insurrectionnel entre les prolétaires comporte une marge d’indétermination dans leur rapport à la nature. Fondamentalement, cela vient de ce que leurs propres rapports entre eux sont constamment à recréer. L’activité que développent les insurgés non seulement ne produit rien, mais ne peut jamais se stabiliser sur la base d’un résultat acquis – tout au moins aussi longtemps que la victoire sur le capital n’est pas obtenue.
8.3.3.2 – Rapport de l’insurrection aux subsistances
On comprend immédiatement que les insurgés prennent possession de moyens de subsistance. Mais il faut voir au-delà du geste de survie immédiate. A la différence de ce qui se passe quand le capital achète la force de travail, la consommation des subsistances n’a pas sa fonctionnalité habituelle, qui est de produire de la force de travail fraîche. La socialité insurrectionnelle a une tout autre rationalité, comme on le voit dans la façon même dont les objets pris en possession sont consommés. Comme il ne s’agit pas de reconstituer de la force de travail, comme le travail lui-même a cessé, les insurgés usent des moyens de consommation qu’ils saisissent avec une liberté impossible dans le rythme normal de la reproduction capitaliste. Le jeu, le partage, la destruction sont des formes d’utilisation possible des subsistances pillées dans un supermarché. La gratuité de l’accès aux biens de consommation s’accompagne d’un bouleversement des modes de consommation (cuisines, collectives, etc.). Mais il n’y a pas que les biens qu’on peut mettre dans un panier. Dans les subsistances, il y a aussi le logement, les bâtiments publics, les transports en commun, la ville en général. Là aussi, toutes sortes de détournement sont possibles, selon les nécessités de la lutte contre le capital et celles du bon plaisir des insurgés – qui est aussi une arme contre le capital.
8.3.3.3 Insurrection et forme non-valeur
Jusqu’ici, nous avons vu comment la prise de possession détourne la valeur d’utilité des fractions de capital saisies par l’insurrection. C’est une autre façon de dire que ces objets ne fonctionnent pas comme marchandises dans le rapport social insurrectionnel. Aussi bien n’entrent-ils pas dans ce rapport pour y être échangés, et le temps consacré à leur prise en possession, à leur détournement, n’est pas compté. Dans l’insurrection, tout est gratuit, non seulement parce qu’on prend sur le tas dans les magasins, dans les entrepôts, mais aussi parce qu’on partage non pas en fonction de ce qu’on a mais de ce qu’on fait: les nécessités de la lutte engendre des cantines, des dortoirs, des ateliers et toutes sortes d’activité où la distribution de l’activité aussi bien que de son résultat n’est mesurée qu’à l’aune de l’affrontement contre le capital.
Autrement dit, la forme sociale des fractions de capital saisies par les insurgés a radicalement changé. Contrairement à ce que j’écrivais dans Le Travail et son Dépassement, il ne s’agit pas simplement de marchandises dévalorisées par la destruction-consumation. Il faut tirer toutes les conséquences des caractéristiques du rapport social insurrectionnel. Les individus qui entrent dans ce rapport social sont contraints d’inventer. La façon (insurrectionnelle) dont ils entrent en contact avec la nature implique que celle-ci a cessé de fonctionner comme capital. Leur activité n’est ni normalisée ni productiviste. La valeur, avons nous dit, est la forme sociale des moyens de production (y compris des subsistances) dans un système où les producteurs sont privés et indépendants. Les biens de production et de consommation saisis par l’insurrection ne répondent pas à cette formulation. Le rapport social insurrectionnel invente pour eux une nouvelle forme sociale, que nous appellerons, faute de mieux, non-valeur.
Un tel néologisme est nécessaire pour bien caractériser le statut social de la nature à laquelle les insurgés se rapportent. Comme, par hypothèse, ils n’ont pas vis-à-vis d’elle une activité normalisée et productiviste de travail, elle a cessé d’être valeur. Mais ce sont malgré tout des objets que le capital a fabriqués dans la logique de sa valorisation. Ils sont marqués par cette origine, et déterminent dans une certaine mesure l’usage qu’on peut en faire. Un supermarché n’est pas une façon « normale » ou « naturelle » de mettre des subsistances à la disposition de la population. C’est une façon conforme au capital de vendre des marchandises. Quand l’insurrection en prend possession, la forme sociale (marchandise) change, mais la forme matérielle demeure. Non-valeur essaie de dire cette dualité mieux que ne le dit une formule comme « critique de la marchandise », qui ne fait pas apparaître la forme sociale spécifique, dans un rapport social spécifique, des éléments saisis par l’insurrection. Les objets que celle-ci saisit cessent, par là-même d’être des marchandises: ils ne sont pas destinés à l’échange. La non-valoration des moyens de la lutte pris en possession par les insurgés se distingue de la dévalorisation du capital qui demeure en-dehors de l’activité insurrectionnel. Là, il y a bien perte de valeur par le fait que les prolétaires ne travaillent pas, et laissent donc le capital en jachère. Mais la non-valoration est plus qu’une perte de valeur, puisqu’elle se définit comme forme sociale nouvelle des éléments dont se saisissent les insurgés.
Tout rapport social entre les hommes doit comporter un rapport à la nature. Espace de chasse et de cueillette, fief ou stock de capital, la nature à laquelle les hommes se rapportent pour se reproduire n’est jamais purement naturelle. Tout rapport social donne à la nature une forme sociale spécifique, adaptée. La forme non-valeur est celle que l’insurrection contre le capital donne aux éléments pris en possession. Quand la nature existe comme valeur, il n’y a pas trente-six façons de s’y rapporter: ou bien on est capitaliste et on exploite, ou bien on est prolétaire et on travaille. La logique du rapport social détermine la façon dont chaque pôle du rapport se comporte vis à vis de l’objet conjoint des deux pôles. Mais la forme valeur de l’objet détermine aussi sa forme naturelle-technique. La machine capitaliste n’est pas n’importe quelle machine. C’est une machine à extraire de la plus-value. La technique n’est pas neutre. De la même façon, la forme non-valeur porte la marque du rapport social qui l’a engendrée. Le rapport social insurrectionnel se forme sans autre présupposition antérieure ou extérieure à lui que la pure subjectivité des prolétaires. Et dans le cours de l’insurrection, le rapport social insurrectionnel ne produit pas de résultat matériel qui dicte la suite. Son renouvellement, dans l’immédiateté de l’absence de production, repose uniquement sur l’initiative constante des prolétaires dans l’affrontement avec le capital. Certes, à un certain degré de l’insurrection, si et quand elle passe à la révolution, les initiatives communisatrices engendrent des formes de vie qui sont au-delà de la reproduction immédiate dans l’insurrection. Mais même ces formes nouvelles restent précaires aussi longtemps que la victoire contre le capital n’est pas avérée.
Dans l’insurrection, l’usage des éléments pris en possession n’est pas donné d’avance. Et une fois qu’il est fixé, il est bientôt à modifier en fonction des aléas de l’affrontement. Le terme de non-valeur cherche à exprimer cette possibilité et cette liberté que les insurgés ont entre eux et dans leurs rapports aux éléments du capital qu’ils saisissent. La lutte contre le capital ne passe pas par un chemin prédéterminé, donné une fois pour toute au moment où éclate l’insurrection. Certes, le fait de ne pouvoir faire autre chose que de s’insurger limite la liberté des insurgés, mais à l’intérieur de cette contrainte qui est tout autant subjective qu’objective, l’insurrection invente, et fait des objets qu’elle utilise le support et le moyen d’activités multiformes auxquelles ils n’étaient pas destinés. La forme non-valeur correspond à la création par l’insurrection d’une forme de rapport à la nature qui est libre de la présupposition capitaliste, parce que l’insurrection est par définition rupture avec la présupposition réciproque des classes. Et le rapport social insurrectionnel se définit par l’interaction continuelle entre les individus qui s’y sont engagés, par l’instabilité essentielle de tout résultat qu’ils obtiennent contre le capital, et donc par le fait qu’ils ont à tout moment à le redéfinir – si du moins l’insurrection doit se développer.
Finalement, le rapport social insurrectionnel nous apparaît comme le non-fétichisme absolu. Les rapports entre les insurgés ont évidemment, un support matériel, mais ils n’apparaissent jamais comme un rapport entre les choses dont les prolétaires se sont saisis. La liberté (relative) que les prolétaires ont conquise en s’insurgeant, c’est d’abord la manifestation de leur individualité (par opposition à la contingence de classe), c’est l’interaction permanente entre ces individus dans l’action, où tout est discuté, remis en cause, où le temps se perd dans d’innombrables AG (par opposition à la discipline et à la mesure du travail). Et ce rapport social donne à la nature qu’il englobe la forme sociale qui lui correspond, à savoir absence de normalisation, potentiel d’usages multiples des objets saisis. Non-valeur signifie aussi que les objets sont utilisés sans être remplacés autrement que par un élargissement de l’affrontement et de la prise de possession, c’est-à-dire par une intensification de l’interaction subjective entre les prolétaires. L’insurrection n’a pas le souci d’avoir.
L’examen de la façon dont se présente la valeur dans le rapport social capitaliste fait apparaître la spécificité absolue de sa nature de capital, et cela tout particulièrement en ce qui concerne le prolétariat. La loi de la valeur régit le répartition générale de la production sociale et s’impose aux capitalistes pour guider leurs investissements. Pour eux, la loi de la valeur s’exerce au travers des prix de production et du taux de profit moyen. Pour le prolétariat, elle n’apparaît que comme loi du capital, laquelle s’exerce au travers de toutes les modalités de la contrainte au surtravail. La première de ces contraintes, c’est la séparation totale d’avec les moyens de production et les subsistances. Toutes les autres formes de la subordination du travail au capital en découlent.
Le rapport entre prolétariat et capital est un affrontement perpétuel. Il prend des formes différentes selon qu’on envisage le cours quotidien de la lutte des classes, où la présupposition réciproque des classes est reproduite, ou le soulèvement insurrectionnel où cette présupposition réciproque tourne à l’affrontement pur. Dans les deux cas, la contradiction se situe entre le prolétariat et le capital. La valeur n’est pas un des pôles de la contradiction qui reproduit les classes. La loi que le prolétariat doit abolir, ce n’est pas la loi de la valeur, mais la loi du capital. Ce faisant, il dépassera la valeur dans le même mouvement. Dans son combat insurrectionnel contre le capital, le prolétariat donne aux éléments qu’il arrache à la propriété capitaliste la forme sociale de la non-valeur. Elle correspond au degré de liberté et de conscience que l’activité sociale insurrectionnelle gagne par rapport au cours quotidien de la reproduction capitaliste, fût-il conflictuel. C’est sur ce gain de liberté et de conscience que repose la possibilité du dépassement communiste. L’insurrection l’obtient en luttant contre le capital, contre la séparation et l’isolement funeste des sans-réserves, et non pas contre la domination abstraite de la valeur.
B.A.
Avril 2014
[1] Pas entièrement toutefois. Même les processus les plus perfectionnés requièrent l’initiative des travailleurs pour pallier aux inévitables disfonctionnements qui perturbent le procès de production, aussi automatisé soit-il.
[2] Adreba Solneman: du 8 janvier 1978 au 4 novembre 1979, Ed. Belles Emotions, 1991, texte mis en ligne à http://www.bellesemotions.org/BEcatalogue.html. Le présent résumé de l’insurrection de Téhéran suit le récit de AS.